Alghier ne passa plus la frontière, des mois durant. Son âge et sa condition ne lui permettaient pas de s’afficher trop ostensiblement dans les discothèques ou les bars à la mode sur son territoire. Une nuit où il traînait sa misère d’homme seul dans les rues de Paris, il échoua dans une boîte avec orchestre de jazz et danseurs savants habitués, agrémentée de quelques lots de touristes. Une jolie jeune femme vêtue d’une élégante minirobe noire surmontant deux longues jambes fines, apparut au bord de la piste. Elle regarda dans sa direction avec insistance et sourit ; ce n’était pas à son attention, mais pour un couple qui se tenait derrière lui. Pourtant il semblait bien que ce regard avait profité de cette situation ambiguë, pour s’attarder un infime instant dans le sien. Le couple se leva et rejoignit la jeune femme.
L’orchestre était magique ce soir-là ; un vieux violoniste debout au bord de la piste de danse, au pied de l’estrade sur laquelle trônaient les autres musiciens, tenait dans sa main un cigare nonchalant et un archer artiste, avec lequel de temps à autre il jouait quelques mesures. La demoiselle que Alghier avait remarquée commença un rock ; elle dansait avec une grâce un peu juvénile, esquissant des mouvements de la main comme dans un ballet extrême oriental et ondulait avec élégance des hanches quand son cavalier la tenait à bout de bras, faisant ainsi voler les bords de sa courte robe autour des jambes. On ne voyait qu’elle sur la piste. Puis l’orchestre joua un slow ; Alghier crut surprendre un regard à son attention. Il se risqua à l’inviter et elle accepta. Sa voix traînante aux accents un peu snob relevait de l’exotisme parisien. Très vite, l’orchestre enchaîna sur un nouveau rock :
« Vous dansez le Be-bop ? » demanda la jeune femme, qui s’appelait Galante.
Alghier décida de prétendre que oui. Mais il avait été un peu présomptueux et il découvrit vite qu’il avait bien du mal à conduire le bal. Quelques couples seulement évoluaient sous les regards critiques de tous les spectateurs et il termina sa médiocre prestation comme une épreuve avant de se retirer sans gloire. Revenu à sa place, il put contempler Galante guidée par un autre partenaire qui dansait sans fioritures, mais avec détermination. Il invita à nouveau une autre femme, plus âgée et beaucoup moins séduisante avec laquelle il avait dansé avant l’arrivée de la belle. Il pût vérifier qu’avec cette dernière il menait la danse, c’était le cas de le dire, sans problème et même avec un plaisir partagé. Quand l’occasion se représenta il invita à nouveau Galante. Elle hésita et le fit attendre un peu car l’orchestre jouait un rock trop rapide, ce qui permit de renouer le dialogue et finalement elle accepta son invitation malgré tout. Cette fois, il l’attrapa gaillardement et commença à la faire tournoyer à sa façon. Souriante, Galante se coula harmonieusement dans le moule qu’il lui présentait et ils dansèrent en harmonie. Elle s’étonna au bout d’un moment :
« Tu t’y prends de mieux en mieux, qu’est-ce qu’il t’arrive ? ».
Alghier prétendit qu’il n’avait pas dansé depuis longtemps. Mais les choses en restèrent là, la jeune femme exposa peu après qu’elle était mariée et qu’elle sortait avec des amis juste pour se détendre.
⁂
Au bout de six mois, Alghier eut à rappeler une jeune femme dénommée Gentiane, avec laquelle il était en affaire. Il l’avait croisée au tout début de sa recherche inquiète, puis l’avait reçue dans son bureau. Pour cette deuxième rencontre, il avait glissé au passage un compliment sur un bracelet de cheville qu’elle portait. En la raccompagnant dans un couloir, alors qu’elle le précédait, l’ombre d’un corps longiligne dessina sa silhouette à travers le tissu de sa robe. Il apprit bien plus tard que le choix de cette robe, longue mais translucide à contre-jour, n’était pas innocent. Cette jeune femme travaillait dans une petite entreprise d’impression.
Il l’avait invitée par deux fois au restaurant, en vain. Pourtant, quand ils s’étaient rencontrés, elle avait semblé apprécier sa compagnie. Gentiane, grande et mince, laissait libre une chevelure longue et noire autour d’un visage étroit taillé au couteau, aux yeux verts de gris. La présence de cette sorte de guerrière paraissait insolite dans un monde urbain et civilisé. Sa beauté n’était pas convenue, mais elle avait ce qu’on appelle « une gueule ». Elle n’était pas du genre de celles qui fascinaient Alghier, il considéra qu’elle était un peu en dessous de son créneau de séduction et que par conséquent il avait peu à en craindre.
Quand on se retrouva au téléphone, il tenta une invitation à dîner sur un ton plus ou moins badin, au motif que l’affaire les reliant se terminait et qu’ils ne devraient donc plus se revoir.
« Dîner ce n’est pas possible, mais un déjeuner peut-être ? proposa la jeune femme.
— Bon, va pour un déjeuner. Mais je vous inviterai à nouveau à dîner ensuite.
— Déjeunons déjà, nous verrons après… »
On prit les agendas. Entre les réunions et les obligations, il était difficile de trouver un rendez-vous. Alghier proposa :
« Dans ce cas, disons samedi. Ainsi, nous ne serons pas dérangés par les réunions.
— D’accord, samedi. Où se retrouve-t-on ? »
Il suggéra une brasserie non loin de chez lui et on en resta là. Mais deux jours après, il eut droit à un coup de téléphone au petit matin, c’était Gentiane :
« Bonjour. Je ne vous dérange pas trop ? Je ne pourrais pas venir samedi, je propose de vous rencontrer à votre bureau un soir de semaine. »
Quelques jours plus tard, Gentiane arriva à l’heure convenue pour leur rendez-vous. Alghier l’attendait après la fermeture des bureaux, dans sa voiture au milieu du parking extérieur de l’immeuble où il travaillait, vide à cette heure. Elle arrêta sa voiture face à la sienne, pare-chocs contre pare-chocs, les phares dans les phares. La nuit venait de tomber et il n’avait plus vu la jeune femme depuis quelque temps, car ils n’avaient pu se parler qu’au téléphone. Il lui fit comprendre qu’il fallait se garer et le rejoindre dans sa propre voiture. Elle était vêtue d’un tailleur rouge et il aperçut un peu de ses jambes quand elle ouvrit la portière. Elle était belle, mais d’une beauté sauvage. Elle s’installa auprès d’Alghier qui proposa :
« On prend un verre dans mon bureau, on sera tranquille. On va d’abord se garer dans le parking du sous-sol. Vous n’avez pas pu vous libérer pour samedi finalement ?
— Non, j’ai un enfant, avoua Gentiane.
— Vous avez un enfant ?
— Oui, et je suis mariée. »
Il avait bien eu des doutes, mais il ne s’était pas trop posé de questions, car en affaire, on l’appelait toujours mademoiselle.
« Vous êtes venue pourtant.
— Oui, je suis venue. Depuis quelques mois, je ne supporte plus d’être la propriété de quelqu’un, je veux être moi-même.
— “Un révolté est quelqu’un qui se cherche un maître”, commenta Alghier, qui avait opportunément découvert cet aphorisme de Lacan peu avant.
— Ah bon et vous croyez que je l’ai trouvé ?
— Cela, vous seule pouvez le savoir.
— Vous devez me trouver complètement idiote, je me sens mal, je vais partir. »
Arrivé dans son bureau, Alghier servit à boire et prit sur la table la main de la jeune femme qui se décontracta un peu.
« Je ne vais pas vous violer sur la moquette, rassurez-vous. Et puis vous n’êtes pas libre, je sais ce que sais d’être orphelin de famille. Je ne sais pas si je peux assumer de vous prendre à un autre homme, qui est aussi un père. »
Gentiane commenta, avec un ton de regret dans la voix :
« Et vous êtes gentil… »
Elle aurait préféré fuir un salaud. Il y eut un regard, il l’attira vers lui et effleura ses lèvres.
« Nous nous en tiendrons là, chuchota Alghier, comme pour se rassurer.
— Avez-vous pensé un peu à moi, pendant tout ce temps ?
— Heu… Un peu, oui.
— Moi je n’ai pensé qu’à vous. Je vous ai haï.
— Vous m’avez haï ?
— Oui. »
Mal à l’aise, elle parlait sans cesse de partir.
« Cela me fait comme il y a dix ans, avec un autre homme. Dire que je n’ai même pas trente ans ! »
Sur ces mots, elle se laissa tomber sur la table, sa longue chevelure noire étalée devant les mains d’Alghier, qui caressa sa tête. Cette grande jeune femme était là, comme un de ces oiseaux aux ailes trop longues, prisonnier sur le sol où ils sont si maladroits. Elle se releva et déclara qu’elle voulait vraiment partir. Ils échangèrent un deuxième baiser, un peu plus appuyé. Il la raccompagna et ils se retrouvèrent dans l’ascenseur, face à face. Elle allait partir, c’était bien ainsi, il ne voulait pas s’impliquer dans une histoire à problèmes. Pourtant, sous une soudaine impulsion il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras.
L’ascenseur s’arrêta bruyamment au sous-sol et les portes s’ouvrirent à grand fracas, attendant stupidement que quelqu’un sorte. Gentiane releva la tête, comme pour voir si on les regardait. Quand il lui avait ouvert ses bras, elle avait incliné sa tête contre la sienne et son corps s’était littéralement mis à fondre entre les mains de l’homme. Cet ascenseur descendait à une vitesse folle. Il eut pourtant le temps d’effleurer ses hanches et sentit le contact du ventre de Gentiane. Elle bascula son bassin contre lui, d’un mouvement léger, presque aérien, mais pressant. Ce fondu de chair brûlante avait bouleversé Alghier de toute son intensité. Ils quittèrent le garage dans sa voiture, il voulut la rassurer ou peut-être se rassurer lui-même :
« Vous n’êtes pas libre, je ne veux pas vous importuner et vous poursuivre au téléphone. Si vous le souhaitez, c’est vous qui m’appellerez. Si vous ne le faites pas, je comprendrai. »
Gentiane offrit ses lèvres. Il l’embrassa avec un peu de retenue. Mais, glissant une main derrière sa nuque elle l’attira tout à coup pour un baiser profond dans lequel il se sentit happé comme dans puits vertigineux. Juste avant de le quitter, elle déclara avec détermination :
« Je vous reverrai. À bientôt. »
⁂
Dixième rêve, rêve destin, de feu et bestiaire :
le taureau aux cornes rouges
Des implants rouges destinés à recevoir deux cornes, également rouges, ornaient le crâne d’Alghier. Mais il regrettait d’avoir subi cette opération, car avec l’âge il se dégarnirait peut-être. Le miroir reflétait à travers ses cheveux soudainement clairsemés, deux implants rouges filetés, prêts à recevoir des cornes artificielles dans lesquels on pourrait les visser.
Était-ce un rêve destin ? La veille, Gentiane l’avait rappelé. Il avait relu le mythe de Minos et de Pasiphaé, qui se fait couvrir par le taureau blanc de Poséidon, cachée dans une vache en bois fabriquée par Dédale. Il avait aussi parcouru quelque temps auparavant une bande dessinée qui reprenait cette histoire avec beaucoup de réalisme et d’exactitude, montrant le palais de Minos et la célèbre couleur rouge de ses colonnes, rouge comme le tailleur de Gentiane. Par ailleurs, il était en train de se faire poser des implants dentaires. Il ne savait pas qu’un homme peut être transformé en taureau. Mais il n’allait pas tarder à découvrir qu’une Pasiphaé peut réellement, d’un homme faire un taureau.
Il y eut des contre temps, des déplacements. Enfin, Gentiane appela. Elle se disait libre désormais. On convint d’un rendez-vous. Les agendas étaient chargés. Il fallait encore attendre quelques jours. Au téléphone, le désir s’attisait dans l’attente de se voir.
« Vous représentez tout ce qui me plaît, avoua-t-elle.
— C’est-à-dire ?
— Vous savez ce que vous voulez et vous êtes déterminé. »
Elle était inquiète, elle n’avait connu que deux hommes et supposait qu’Alghier, plus âgé et plus expérimenté, ne la trouverait pas à la hauteur. Il la rassura :
« La première fois, c’est toujours une première fois.
— J’espère que vous ne me tournerez pas le dos dès que ce sera fini ?
— Bien sûr que non. Mais si vous, vous tournez le dos, on peut envisager des choses…
— Ah non, je n’ai jamais pu, je n’aime pas ça !
— Vous contestez déjà ? Vous vous exécuterez. »
Silence à l’autre bout du fil. La jeune femme reprit, d’une voix plus douce :
« Je veux bien, je m’exécuterai. Cela dépend peut-être de qui le fait ?
— Vous êtes chez vous ? demanda Alghier.
— Oui, j’allais me coucher.
— Voulez-vous venir maintenant ?
— Maintenant ? Il faut que je me m’habille à nouveau, que je reprenne la voiture. Mais je veux bien, j’arrive dans une demi-heure. »
L’anneau de feu
Gentiane entra dans la tanière d’Alghier. Elle était vêtue plus simplement que la première fois, d’un jean et d’un tee shirt, elle n’était pas aussi séduisante que dans son souvenir.
« Je suis terriblement angoissée. Je ne peux pas fumer ?
— Je vous propose du champagne à la place. D’accord ?
— Je veux bien. »
Alghier et Gentiane flirtèrent un peu sur le canapé. Elle était effectivement très tendue. Il sentit des seins étrangement durs à travers le tissu.
« Ce n’est pas à moi, cela fait partie de mes complexes ! »
Il décida de passer aux actes, prit le champagne et les coupes dans une main, Gentiane dans l’autre et ordonna :
« Allez, à la chambre !
— Aïe aïe ! » gémit la belle en le suivant malgré tout.
Enfin ils s’étendirent sur les draps. Quand il eut jeté les prothèses au diable, il découvrit deux petits seins charmants et ronds. Il la pénétra vite, elle l’accueillit en le serrant entre ses jambes et ils firent l’amour. Cela ne dura pas très longtemps et il eut le sentiment qu’elle n’avait pas vraiment joui mais qu’elle avait aimé quand même. On s’accorda une pause champagne.
« La première fois, on est toujours des débutants, répéta Alghier.
— On se tutoie ? proposa la jeune femme.
— Si vous voulez. Une coupe de champagne et on se dit tu. »
Alghier posa sa coupe :
« Tu es grande et mince, ta poitrine va très bien avec ton corps, la beauté c’est aussi une question de proportions et les tiennes sont harmonieuses.
— Disons qu’on les trouvait trop petits. Ce serait quand même mieux qu’ils soient moins petits non ?
— Tu ne sais pas encore qu’on plaît souvent à cause d’un trait dont on fait un complexe. Et puis ces histoires de poitrines, c’est comme les mecs entre eux avec leur sexe, c’est plutôt une compétition entre femmes non ?
— Oui, c’est un peu vrai.
— Tes mains sont belles aussi, ce n’est pas la peine de les couvrir de toutes ces bagues, cela c’est bon pour les femmes qui sont en âge de regretter leur beauté !
— Je ne les trouvais pas belles.
— Si je ne trouvais pas tes mains belles, elles ne m’auraient pas touché. Tu me plais pour ce que tu es, pas pour les artifices que tu portes. C’est mieux non ?
— Oui c’est mieux. »
Un moment après il désira à nouveau Gentiane. Alors, ce fut comme une fête. Il en jouit plusieurs fois mais n’éjaculait pas. Gentiane jouissait, jouissait encore. Elle s’installa au-dessus de lui, lui arrachant des grognements de plaisir qu’il ne parvenait pas à contenir. Parfois elle se redressait à genoux et elle se tordait comme une liane, faisant tournoyer sa longue chevelure sombre.
« Tu disais que tu voulais me dominer ? s’étonna Alghier.
— Finalement non, c’est toi qui me fais jouir. »
Alors, tout en restant sous elle, il reprit l’initiative de l’amour. Sous ses coups de reins, elle gémissait sans cesse ; sa bouche entrouverte ne laissait apparaître que les deux incisives du haut légèrement écartées, ses yeux fixes s’ouvraient grand sur le vide de la volupté. Elle était en cet instant, le visage entre douleur et jouissance, d’une beauté stupéfiante. Il posa sa main contre sa joue en demandant :
« Tu es très belle ainsi. Tu jouis ?
— Oui, je jouis, je jouis… »
Elle se redressa, toujours à genoux. Alghier caressa sa poitrine :
« Tu ne savais pas qu’on pouvait désirer tes seins ?
— Non. Et cela m’émeut de savoir qu’on peut me désirer. »
Il passa un doigt entre ses fesses. Elle se déroba :
« Non !
— Ne dis pas non d’entrée. Si je ne parviens pas à éveiller ton désir, tu peux me repousser. Mais il faut au moins me laisser une chance, sinon ce n’est pas du jeu ! »
Vint le milieu de la nuit. Alghier allongea Gentiane sur lui, embrassa son cou, la serra dans ses bras en la pénétrant :
« Maintenant c’est le temps de la tendresse.
— J’aime bien aussi. Tu sais, j’ai raconté notre premier rendez-vous à une amie. Au moment de la descente dans l’ascenseur, je lui ai dit : “J’ai cru que j’allais me liquéfier à ses pieds !”
Gentiane avait eu des paroles d’eau pour raconter leur histoire. Dans les jours qui suivirent, Alghier conserva autour de son sexe une bague rouge, lui faisant un anneau de feu.
Les jours suivant ils firent l’amour souvent. Quand Alghier s’unissait avec cette jeune femme, il jouissait parfois d’elle, mais leur désir était si intense qu’il pouvait pratiquement faire l’amour aussi longtemps qu’il le souhaitait. C’est elle qui soufflait :
« Je ne peux plus…
— Tu demandes grâce ?
— Oui, grâce, grâce… »
Elle sortait d’une sexualité conjugale presque éteinte. Alghier avait connu cela dans le passé. Mais Gentiane découvrait le statut de femme désirée, vraiment désirée. Elle raconta, en mimant le bras d’honneur avec lequel elle avait illustré son propos :
« Un jour, entre femmes on discutait sexe. Elles parlaient de leurs époux. Moi, j’ai dit, “mon ami, il est peut-être bien plus âgé, mais il tient plus de deux heures !” Elles ne me croyaient pas, elles ont demandé, ce que tu pouvais bien me faire pendant tout ce temps ! »
Alghier essaya de s’enfoncer entre les fesses de la belle, il réussit à la pénétrer un peu, mais elle le chassa :
« Tu me fais mal, pourquoi tu fais cela ? »
Une nouvelle fois enfin, il recommença, mais s’arrêta soudain. Passant une main sous son ventre pour prendre son sexe en coquille, il se recula à peine et murmura :
« Prends-moi-toi, viens. »
La jeune femme commença à s’empaler sur lui. Il reprit très lentement sa pénétration, s’insérant avec douceur entre les chairs et il lui fit l’amour ainsi. Elle était mince, elle avait un bassin étroit et Alghier empli du désir d’elle, se sentait grandi au-delà de sa mesure en s’enfonçant dans son corps. Quand il en eut joui, Gentiane se retourna et déclara en le regardant, avec une sorte de satisfaction tranquille :
« Tu m’as dominée. »
Dixième rêve, rêve destin : la traversée du miroir
L’aventure se déroulait dans un village du midi où Alghier avait vécu dans le passé. Il se dirigeait vers le nord, jusque sur des montagnes au sommet desquelles il rencontra son frère. Ils franchirent ensemble un col en direction de l’est, puis redescendirent vers le sud et arrivèrent enfin dans un village inconnu. À nouveau seul, Alghier fit halte devant une maison dont les fenêtres étaient ouvertes. Une femme et un enfant l’observaient, ce dernier avec un air de reproche. Mais le regard de la femme était amoureux et serein.
Il repartit pour rentrer, courant dans des allées fleuries bordées de hautes haies, qui par moment se refermaient en tunnel au-dessus de lui. Au fond de la vallée serpentait la route du village d’où il était parti, normalement située cette fois à sa droite, c’est-à-dire vers l’ouest, puisqu’il avait accompli un circuit presque complet. Mais curieusement, le village voisin qui aurait dû être situé au-delà, car il se situe encore plus à l’ouest dans la réalité, se trouvait en deçà, il fallait le traverser d’abord et Alghier ne comprenait pas cette situation qui perturbait son sens de l’orientation naturel très performant.
Il se trouvait de l’autre côté d’un miroir, c’était la seule explication possible.
« Enfin un qui ose ! »Gentiane était fascinée par l’univers d’Alghier, par son charisme et son goût du pouvoir. Elle l’aimait en costume et cravate et voulait lui faire l’amour presque habillé. Il lui demanda en retour d’attacher ses cheveux et de se vêtir plus bourgeoisement. Depuis le début de leur relation il se demandait si son désir était pathogène, empreint d’une part d’inceste, car elle avait l’âge d’être sa fille. Elle aimait qu’il la domine et ce fantasme offert était presque inquiétant, comme une promesse de bonheur qu’on n’ose pas prendre, de crainte d’en payer chèrement le prix. Et puis il fallait assumer l’amazone au physique superbe mais ravageur, qui évoquait celui d’une Indienne des plaines en train de scruter l’horizon. Et puis ce n’était pas son genre de femme, il n’était pas sûr de la trouver si belle. La beauté n’est qu’un instant fugitif.
Alghier mordit le cou de son amante.
« En faisant ainsi tu grandis mon désir », avoua Gentiane.
Il la mit à genoux, se plaça face à son dos, la caressa d’une main et abattit son autre main sur les fesses en offrande. Puis il ôta la ceinture qui tenait le jean de la jeune femme et cingla les jolies fesses avec.
Un peu plus tard, il l’interrogea :
« Qu’as-tu ressenti la première fois que je t’ai battue ?
— J’ai pensé, “Enfin un qui ose !”
— Je suis au bord du précipice, mais je me retiens encore de tomber dedans. »
Au milieu de la nuit, ils firent à nouveau l’amour. Il s’enfonça en elle et commença à donner de grands coups de reins. Elle se mit à trembler de tout son corps et s’écria soudain : « Arrête, arrête ! ». Il se retira et lui prodigua des caresses tendres. Le lendemain, ils se séparèrent pour leurs bureaux respectifs. Dans la journée, il l’appela pour savoir comment elle allait. Mais le soir, en rentrant chez lui, il découvrit que Gentiane était partie et qu’il l’avait perdue.
Il se crut libéré et en fut soulagé. Mais chaque matin il se réveilla avec un poids sur la poitrine qui l’étouffait sans trêve. Il dut l’appeler une dernière fois pour un problème professionnel. Il affecta d’abord un ton détaché et ils parlèrent de choses et d’autres. Mais à un moment, n’y tenant plus, il souffla :
« Pourquoi tu m’as fait ça ? »
Il sût plus tard que ces quelques mots seulement avaient empêché la jeune femme de l’oublier pour toujours. Mais de retour dans son foyer, elle était désormais surveillée de près et presque consentante à être ainsi prisonnière.
Ils essayèrent de couper les ponts, mais sans y parvenir. Après quelques péripéties ils réussirent à se joindre à nouveau par téléphone. Les scrupules d’Alghier l’honoraient mais ne changeaient rien à un destin dont il n’était de toute façon pas maître. Cette femme l’aimait, elle était sienne désormais, alors il décida de la reprendre. Pour cela, il fallait se résoudre à lui dire un mot qu’il n’avait plus prononcé depuis quelques décennies. Au demeurant, il n’avait que dédain pour les discours à l’eau de rose et considérait que l’état amoureux convenait tout au plus aux jeunes gens encore romantiques. “Homme sans qualité”, son âme n’était plus vierge depuis longtemps. Mais il fallait y passer, s’il voulait récupérer sa belle. Il l’appela sur le champ :
« Je crois que j’ai quelque chose à te dire.
— Ah bon et c’est quoi ?
— C’est difficile, très difficile, cela ne m’est plus arrivé depuis si longtemps et puis je ne suis pas sûr…
— Quand on ressent quelque chose, on est sûr ! Mais moi aussi j’ai quelque chose à te dire : si tu n’es attiré que par ma jeunesse, je t’en prie, restons-en là.
— Je crois que je t’aime.
— Tu crois seulement ?
— Mais j’ai si peur de te faire mal si d’aventure je me trompe.
— Quand on aime, on le sait.
— Bon, alors je t’aime. Et toi tu m’aimes ?
— Je t’aime. Tu ne peux pas imaginer à quel point. »
Dans l’impossibilité de revoir son amante, Alghier dut la reconquérir avec sa parole pour seule arme et cela dura des jours et des jours. Tous les matins le téléphone sonnait :
« Bonjour mon amour » chantonnait la jeune femme.
Ils tentèrent d’en finir, de s’oublier, mais toujours l’un des deux revenait. Ils réussirent à s’entrevoir une fois quelques minutes. Alghier proposa :
« Si tu veux que je te laisse tranquille, je le ferai à ta demande. »
Gentiane frappa sa poitrine de ses deux mains :
« Je ne peux pas, tant que tu es là !
— Si tu me le demandes, moi je peux.
— Je ne peux pas !
— Alors, je t’attendrai, le temps qu’il faudra
— Une autre va te prendre !
— Je t’attendrai, des années s’il le faut. Demain, je voudrais que tu places un mouchoir entre tes seins, avec ton parfum. Ensuite, tu le mettras dans une enveloppe. »
Alghier récupéra dans son courrier une enveloppe avec un mouchoir empreint de l’odeur de sa femelle. Faute d’avoir Gentiane près de lui, il s’endormit avec le mouchoir sur le nez. Il s’interrogeait encore sur la nature de ce désir, sur la part d’inceste qu’elle contenait peut-être et sur le vertige des fantasmes qui semblaient possibles à l’infini. Mais elle n’était plus désormais qu’une voix au téléphone :
« Tu devrais te couper les cheveux, suggéra Alghier, cela t’irait bien et tu aurais moins l’air d’une sauvageonne.
— Jamais ! ne me demande pas cela. Mes cheveux cachent mon cou qui est trop long.
— Mais il est très beau ton cou, il est en harmonie avec ta silhouette qui est toute en longueur. Bon, tu n’es pas prête pour cela. Si on rêvait ? Tu serais près de moi dans mon lit.
— Je pourrais peut-être me retourner ?
— Mais tu y prendrais goût ?
— On dirait que oui.
— Tu as un petit cul, mais je l’ai eu !
— Tu es bien le premier !
— Mais je voudrais te demander une autre chose. Quand nous nous reverrons, je voudrais que tu sois capable de m’embrasser, mais avec de vrais baisers, que tu enfonces ta langue dans ma bouche, profondément.
— Tu me fais rougir, je ne suis pas seule !
— Quand on parle de t’enculer cela ne te choque pas, je te demande un baiser et tu rougis ?
— Oui, c’est ainsi. »
Gentiane parvint enfin à quitter son mari. On rumina des vieilles rancunes, on confessa d’anciennes fautes à ne plus pardonner et ce fut fini. Elle retrouva Alghier à Paris, dans la chambre d’un hôtel qui dominait la ville. Il retira sa ceinture, lia les poignets de la belle et l’installa à genoux à la tête du lit, les mains au-dessus de la tête. Il commença par la battre avec une badine qu’il avait cueillie dans un parc, puis ils firent l’amour, des heures durant. Il se retira, se plaça sous elle, s’enfonça à nouveau entre ses fesses et des larmes coulèrent sur lui.
« Je n’ai pas le droit, je n’ai pas le droit » chuchota Gentiane qui pleurait, jouissait, riait nerveusement. Elle lui confia un peu plus tard :
— Quand j’étais une petite fille vers l’âge de huit ans, on me conduisait tous les mercredis chez une amie. Il y avait là un homme comme toi, un homme de pouvoir aux tempes argentées. Il me prenait dans une chambre et me caressait
— Tu l’as touché ?
— Non, il me caressait, c’est tout.
— Tu aimais cela ?
— Oui, enfin, j’éprouvais quelque chose mais je me disais au fond de moi que c’était interdit.
— Tu ne t’es jamais plainte ?
— De temps à autre, il pressait très fort mes cuisses entre ses mains et me disait qu’il m’arriverait des choses terribles si je parlais. Quand nous avons déménagé j’ai éprouvé à la fois du regret et du soulagement. Cela a duré trois ans, jusqu’à mes onze ans.
— Tu as déjà raconté cette histoire à quelqu’un ?
— Non, jamais, tu es le premier. »
Le lendemain Alghier emmena Gentiane au musée d’Orsay voir le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Ils contemplèrent le regard de Victorine nue au milieu de la toile, assise entre deux hommes vêtus. Ce tableau serait un détail du serment de Pâris. Sur d’anciennes estampes on voit en effet, d’un côté les trois déesses face au jeune berger et un peu plus loin une femme nue à côté de deux hommes. Cette femme peinte le regardait comme les filles de Sexland. Gentiane avait pour lui, mais pour lui seulement, ce regard de Victorine. À la boutique du Louvre, il lui offrit un bracelet doré, un bracelet amérindien d’esclave. Elle l’embrassa :
« C’est la première fois.
— C’est la première fois qu’on t’offre un cadeau ?
— C’est la première fois qu’on me fait un cadeau hors d’une fête ou d’un anniversaire, comme ça. »
Ils réussirent ensuite à se voir quelques soirs encore. Ils faisaient l’amour à chaque fois, deux à trois heures durant.
« Je te suis entièrement soumise, lui confiait Gentiane
— Tu m’aimes ?
— Tu ne peux pas savoir à quel point !
— Je t’ai conquise de haute lutte. »
Grandi par le désir qu’il avait d’elle, il s’enfonçait aussi loin qu’il pouvait dans le bas ventre de la jeune femme. À chaque coup de rein elle semblait en jouir. Ils changèrent de position, il se plaça sous elle. Gentiane à genoux sur Alghier s’arrêta soudain, elle semblait complètement perdue :
« Je ne sais pas ce qui m’arrive, j’ai l’impression que je vais m’éparpiller ! À chaque fois que tu me fais l’amour, je ressens une jouissance différente, ce n’est jamais la même. »
Alghier lécha son visage :
« Lèche-moi aussi. »
Elle donna des coups de langue sur sa figure, comme une chatte qui toilette son chaton, puis sur tout le corps. Il embrassa un de ses endroits favoris, sur l’envers du genou. Il avait repris sa femme.
Gentiane et Alghier partirent pour un week-end à la montagne. Le soir venu, ils sortirent dans une discothèque. Après avoir dansé, ils firent l’amour au milieu de la nuit.
« Jouis, je veux te sentir jouir en moi, supplia Gentiane
— Mais je jouis, je jouis sans éjaculer, plusieurs fois.
— Je veux te sentir jouir. Jouis s’il te plaît.
— Non, je me garde pour toi, afin de te faire l’amour demain encore. »
Le lendemain, ils montèrent sur les crêtes des montagnes qui dominaient la vallée où se trouvait leur résidence de vacances.
« Jusqu’alors, à l’âge que tu as, déclara Alghier, c’était pour moi le temps des séparations. Cette fois, ce sera un commencement. Tu veux bien ?
— Je veux bien. »
Onzième rêve, rêve destin et de guerre :
le combat avec l’extraterrestre
Alghier se retrouvait avec Gentiane dans une maison de campagne. Un homme à côté d’eux semblait lutter en souffrant, contre quelque chose qu’on ne voyait pas, qui était absent. Il sut alors qu’une soucoupe volante s’était stabilisée au-dessus de la maison, et que l’homme luttait contre l’influence de la créature qui vivait dans l’engin. Puis il se trouva dans le lit avec Gentiane. Il entrevit une sorte de monstre. Gentiane serrait très fort sa main, il entendit soudain un gargouillis horrible, comme si la créature les dévorait, en commençant par la jeune femme.
Plus tard, il raconta ce rêve à Gentiane :
« Pour ton mari, je dois être une sorte d’extraterrestre non ?
— Exactement. Un extra-terrestre. »
Les oripeaux du pouvoirLa semaine suivante, ils se retrouvèrent tous les soirs et la consommation de champagne devenait impressionnante. Alghier demanda à Gentiane de jouer les lectrices, lui donnant à dire des passages de “Justine ou les malheurs de la vertu” et d’“Histoire d’O”. Tandis qu’elle racontait Sade ou Pauline Réage, il la caressait en même temps. Un soir, il mordit son épaule et serra les dents, de plus en plus fort. Elle semblait ne jamais avoir mal. Il dévora ses cuisses, attacha ses mains dans son dos et l’allongea. Il la pénétra et avec sa ceinture cingla l’intérieur de ses cuisses tout en lui faisant l’amour. Gentiane voulait qu’il jouisse en elle. Elle se donna à lui d’un grand coup de rein, prit son visage dans ses deux mains et enfonça sa langue profondément dans sa bouche. Il en jouit alors, pour la dernière fois.
Cette fois, Alghier était décidé à assumer la belle, les différences d’âge ou de statut social ne comptaient plus. Elle avait pris un peu de poids, cela lui allait très bien, elle était racée, avec des fesses superbes. Il la présenta partout dans son monde et commença son éducation. Mais Gentiane qui prétendait ne demander que cela, se froissa à la première observation qu’il se permit à propos des vêtements qu’elle portait. Pour sa part, elle ne lui présenta personne et ne venait le voir que la nuit, pour faire l’amour encore et toujours. Au-delà des discours bien intentionnés, elle fit de l'homme, comme l’avait annoncé son rêve, seulement un taureau dont elle usait pour qu’il la monte. Elle n’aimait de lui que les oripeaux du pouvoir, les leurres dont il se prévalait : “Vous représentez tout ce qui me plaît, vous savez ce que vous voulez et vous êtes déterminé” avait-elle avoué au début. Les oripeaux du pouvoir et ses apparats étaient sa drogue.
Près de dix jours s’écoulèrent avant qu’il ne fût prévu de se revoir. Gentiane n’était à nouveau qu’un téléphone :
« J’ai envie que tu me domines plus encore.
— Je voudrais te photographier, faire des nus de toi.
— Oui, je veux bien, j’ai envie que tu me photographies. »
Être prise en photo, est un désir pour une femme. Mais les choses tournaient mal, des menaces pesaient, une ambiance mortifère et folle entourait Gentiane. Un soir Alghier ne put la joindre avant minuit. Le lendemain il appela à son bureau et tomba sur une collègue. Son amie était en entretien, elle devait le rappeler. Mais toujours sans nouvelle, il finit par rappeler à la mi-journée :
« Elle n’est pas revenue ? s’inquiéta Alghier. Mais est-elle sortie pour des raisons professionnelles, ou personnelles ?
— Pour des raisons personnelles. Mais je ne peux vous en dire plus. »
Alors il comprit et appela Gentiane à son domicile :
« Que se passe-t-il ?
— Je ne peux pas te parler, je te rappellerai.
— Quelqu’un a fait des bêtises ?
— Je te rappellerai. »
Depuis le début, Gentiane et Alghier se téléphonaient au moins trois fois par jour. En ces moments de tension il souffrait de ce silence, il n’avait qu’une compréhension confuse d’une situation qu’il devinait grave. Mais son amie ne cherchait pas à le joindre, ni pour demander un conseil ou un réconfort ni pour lui dire ce qui se passait au juste. En début de soirée, n’y tenant plus, il tenta un nouvel appel, mais il tombait mal :
« Il y a des gens autour de moi, je ne peux pas te parler.
— Mais que se passe-t-il exactement ?
— J’ai des ennuis ; des ennuis importants. »
Enfin, la nuit venue, il put entendre une petite voix lointaine et désespérée et il s’insurgea :
« Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? J’ai attendu tout le matin sans savoir ce qu’il se passait !
— Mais tu le savais, je t’avais dit la veille que des choses graves se passaient déjà ! »
Il ne sut pas trouver les mots pour dire qu’une secrétaire l’avait longtemps induit en erreur et qu’il avait dû finalement deviner seul que les choses tournaient mal.
« Tu dois comprendre, tu as connu ces situations, des années de vie commune cela ne s’oublie pas ainsi ! s’exclama Gentiane.
— Mais tu divorces…
— La procédure n’est pas terminée !
— Mais enfin, ce n’est pas qu’une question de procédure d’être mari et femme ! »
Alghier n’était plus dans le monde de cette voix angoissée, il n’était déjà plus l’homme de cette femme. Gentiane estima qu’il ne s’inquiétait égoïstement que de la perdre dans un moment où elle avait grand besoin de réconfort. Seule dans son désespoir, elle fit demi-tour et renonça à venir chez lui. Le lendemain, entre deux séances d’un colloque auquel il assistait à Paris, il rappela son bureau et on lui annonça qu’elle s’était réfugiée dans sa famille, à l’autre bout de la France. Ce n’est qu’après plusieurs jours d’attente que Gentiane annonça froidement à Alghier leur rupture définitive par téléphone.
« Ce n’est pas possible, maintenant que je me suis laissé aller à t’aimer tu me repousses ?
— Tu as mis combien de temps pour te mettre à m’aimer ?
— Mais qu’as-tu à me reprocher ?
— Rien, c’est la vie, c’est tout.
— Je t’ai appris que tu pouvais être belle et désirable.
— C’est vrai. Je vais te rendre tes cadeaux.
— Non, tu gardes le bracelet. C’est notre lien. Tu peux dire que tu ne m’aimes plus ?
— Je ne ressens plus rien au fond de moi.
— Dis-moi que tu ne m’aimes plus.
— Je ne ressens rien, pour personne. On m’a demandé d’être dure, je suis devenue dure. »
Alghier craignait le mari et commit une erreur tactique pourtant élémentaire, car c’est évidemment un troisième larron qui récupéra la belle au passage. Une nuit d’insomnie, il appela le portable de la jeune femme pour y laisser un message et à sa surprise elle décrocha :
« Tu ne dors pas à cette heure ? s’inquiéta-t-il.
— Non.
— Je dérange ?
— Oui. »
Il raccrocha en se doutant de ce qui se passait et rappela le lendemain. Il fallut bien s’expliquer ; il sut enfin pourquoi il avait été condamné sans appel : Gentiane estimait qu’il avait failli, le dernier soir où elle l’avait appelé, que c’était une faiblesse.
« Je me suis battu pour t’avoir, j’ai tout affronté la tête haute, même les menaces de me faire casser la figure, protesta Alghier. Je n’ai rien à me reprocher.
— Dans ton travail tu es très courageux, mais avec une femme tu es faible.
— J’ai peut-être eu un moment de faiblesse, mais quand on croit aimer, on accepte d’ôter sa cuirasse pour une seule personne au monde. Mais après tout, des hommes mieux que moi, il y en a plein la rue.
— Mais j’ai trouvé mieux ! » s’exclama la garce.
Il lui raccrocha au nez, puis rappela. Gentiane s’écria :
« Au moins, on m’accepte telle que je suis, on ne me demande pas de changer ! Voilà, tu es débarrassé Je vais te rendre le bracelet, puisqu’il a une signification pour toi.
— Je n’aurais pas la mesquinerie de reprendre ce que je t’ai donné. »
Le ton monta, la chienne le couvrit de tous les défauts de la terre.
« Quand on veut tuer son chien, on lui trouve la rage » soupira Alghier.
L’enfant mort de ne pas être néToutes les vierges-Marie peintes sont jeunes pour l’éternité, comme la Pietà de Michel Ange au Vatican, pourtant mère d’un homme mûr.
Quelques années auparavant, Alghier avait dû se séparer d’une femme encore jeune et jolie, qui s’était peu à peu transformée jusqu’à ne plus être désirable à ses yeux. Il se demandait ce qui avait changé en elle et réalisa soudainement que cette femme avait décidé à ce moment se faire avorter, renonçant ainsi à un enfant.
Combien de jeunes mères, arrivées à la trentaine, sont parfois saisies d’une rage de vivre et de désirer hors du mariage, comme pour un ultime désir d’enfant, un homme qui accepterait d’être père puisque les époux fatigués de leur marmaille exigent la contraception. La pilule a peut-être libéré la femme, mais elle a aussi donné aux hommes la liberté de leur refuser un enfant.
Ce n’était pas exactement les femmes jeunes qui séduisaient Alghier, comme il le croyait superficiellement, mais les femmes fécondes. Il était attiré par des femmes en désir d’enfant. Il avait en lui le feu de Dieu et ne pouvait désirer que des filles mères. Un enfant dit-on, a décidé de naître et choisit ses parents. Un enfant de Gentiane et d’Alghier n’avait pas pu naître. Ce n’est pas la séparation qui endolorit les amants désunis, c’est l’instinct de mort qui les submerge.
« Je ne te vois plus, c’est comme si tu étais morte pour moi », s’était-il plaint.
Et Gentiane avait eu ce cri :
« Mais je suis morte ! »
Les couples qui se séparent souffrent la douleur d’un enfant mort de ne pas être né.