PortailAccueilRechercherS'enregistrerConnexion
-21%
Le deal à ne pas rater :
LEGO® Icons 10329 Les Plantes Miniatures, Collection Botanique
39.59 € 49.99 €
Voir le deal

Partagez
Aller à la page : Précédent  1, 2, 3, 4
 

 [L'Immeuble - appartement 601] - Imanuel Davis Ferreira

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 

 
Luz
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  31
   Âge  :  91
   Date d'inscription  :  17/10/2023
    
                         
Luz  /  Petit chose


(pendant ce temps, Luz essaye la trompette)

 
Le Concierge
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  132
   Âge  :  73
   Date d'inscription  :  16/10/2023
    
                         
Le Concierge  /  Barge de Radetzky


L'irruption inopinée et absurde de Monsieur Jacquetot dans la pièce ne sembla pas calmer la fièvre dans laquelle était comme tombé Imanuel Davis Ferreira qui ne se laissa ni interrompre par la murmuration étrange de l'ancien charcutier ni par l'insupportable son qui sortait de la trompette dans laquelle le petit Luz, qui s'était infiltré chez Imanuel sans même que le concierge ne le remarqua, soufflait abondamment. Umberto Carballar ne comprit pas tout de suite à quel point le chevauchement de ces évènements hétéroclites aurait pu paraître, à l’œil d'un spectateur extérieur, très proche de certaines rares conjonctions d'astres que certain.es astronomes passent littéralement leur vie à poursuivre. D'un geste, il ordonna à Henri Jacquetot de s'assoir ou de sortir. Ce geste, bien sûr, Henri Jacquetot ne le comprit pas et, indécis, presque perturbé, tourna sur lui-même à la recherche de l'objet invisible que lui pointait, croyait-il, Monsieur Carballar, et, alors que ce dernier s'impatientait de plus en plus et que le bruit de la trompette devenait de plus en plus insistant, le vieillard, qui n'en pouvait pratiquement plus d'angoisse et d'incompréhension, croyant enfin découvrir la chose que lui indiquait avec insistance le Concierge, attrapa à pleine main un cendrier rempli de mégots secs et, dans un geste ou se mélangeait la joie d'avoir enfin découvert l'artefact et le soulagement d'avoir enfin accompli une quête qu'il avait jugé un instant difficile, voire presque impossible, répandit l'ensemble de la cendre dans la pièce en hurlant presque : "VOILA MONSIEUR CARBALLAR". "Mais TAISEZ-VOUS DONC IDIOT !" lui lanca, ulcéré, le Concierge qui n'espérait rien d'autre qu'un calme suffisant pour laisser Imanuel continuer son délire, "Et toi mon petit, arrête avec la trompette !".


_ Continuez Monsieur Ferreira, j'ai quelques petites choses à dire moi aussi mais... continuez par pitié... continuez !

Le petit Luz et Henri, penauds, s'assirent chacun à un bout de la pièce et écoutèrent, en silence, Imanuel Davis Ferreira qui reprenait, comme si de rien n'était, son monologue...
 
Chamanii
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  1482
   Âge  :  41
   Pensée du jour  :  lo esencial es invisible a los ojos
   Date d'inscription  :  27/07/2020
    
                         
Chamanii  /  Il voulait un rang


[Imanuel Davis Ferreira]
Vous me dites de continuer, monsieur Carballar ? Pourquoi donc ? Demanderiez-vous à la rivière de poursuivre son cours ? Il y a des éléments qu’on ne peut arrêter, monsieur Carballar ; à moins de construire un barrage immense ! Et… combien d’Henri Jacquetot pour un barrage ? Non, monsieur Carballar, personne n’arrêtera le flot des « éclats » et des « riens ». Car, oui, vous aviez raison : ce que j’ai dit à propos de votre femme, tous ces noms, n’était que des petits éclats et des petits riens ; dans l’infini de l’espace et du temps. Mais... comme ils sont beaux, parfois, ces minuscules bouts de chose ; comme une unique note de trompette, par exemple ; soufflée dans la nuit, par un enfant …qui vient de finir votre verre de mezcal, sans que vous ne vous en rendiez compte. Tous ces fragments de lumières reflétés, n’est-ce pas l’imagination du divin ? L’inspiration qu’a la vie de nous offrir cet incroyable ordinaire ? Quel astre formidable tire sur le fil, lorsqu’il amène, jusqu’à cette porte, là, le témoin en rêve de cette noyade dont je vous parlais à l’instant ? Et – cela va plus loin ! – ce monsieur Jacquetot, encore tout humide de son rêve, qui me parle de Conception Valerio, comme moi j’en parlais… et bien, de la mort de cette Conception est née Lupe Madero ; la fameuse Lupe Madero, que vous connaissez peut-être, vous, monsieur Carballar – celle que j’appelle, depuis le début, « petit poisson ». Personne ne le savait. Pas même elle – Lupe Madero – ne savait qu’elle avait appartenu au fleuve autrefois ; et qu’elle avait déjà été poétesse. Mais, qu’est-elle, cette poétesse d'eau douce ; pour mourir si jeune, et tragiquement à chaque fois ? Quel courant ? Quelle ondulation ? N’est-elle plus qu’une vaguelette qui s’éteint, toujours plus tôt, sur le rivage ? Ou peut-être, simplement, qu’elle porte bien son nom : petit poisson.
 
Le Concierge
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  132
   Âge  :  73
   Date d'inscription  :  16/10/2023
    
                         
Le Concierge  /  Barge de Radetzky


Umberto Carballar ne parvenait pas à dire si son état était le fruit de l’épuisement physique et mental dans lequel l’avait plongé les évènements récents ou bien s’il était tombé dans cette sorte de fièvre que peuvent quelques fois nous transmettre, comme en une sorte de contagion spirituelle, ceux qui n’ont plus toute leur raison, mais il se trouvait, à cet instant, juste après avoir réclamé le silence à Monsieur Jacquetot et Luz, dans un tel état qu’il n’entendit pas vraiment la suite du discours de l’homme de 601, mais qu’il écouta au travers de ce discours. Il arrive en effet que lors de certaine conversation cruciale entre deux êtres qui ne se connaissent pas, ou mal, l’effort produit par l’un et l’autre pour se rejoindre sur le terrain commun du langage, la terre promise de la parole écoutée, soit tel qu’il provoque un effondrement de l’écoute elle-même et que l’un et l’autre, tout en se comprenant encore parfaitement, et peut-être même en se comprenant plus encore que dans le cours d’une conversation normale, ferment les fenêtres sur le discours de leur interlocuteur et entre dans la zone grise de la rêverie conversationnelle ou les images et les mots, troublées peut-être par une surcharge de sens, renversées les uns sur les autres, inventent un paysage parfaitement homogène et en même temps totalement en décalage avec la raison initiale de la conversation. Ainsi, alors que le vieux concierge s’était rendu, mû par une impulsion qu’il ne s’expliquait pas, dans l’appartement d’Imanuel Davis Ferreira pour l’entendre, il se découvrit la nécessité de parler, de dire quelque chose. Un tel sentiment, indescriptible à vrai dire, trouvait sa source, peut-être, dans la conjonction critique de deux sentiments chez le vieil homme : lui, qui avait tenu parole, qui avait gardé le silence si longtemps, en voyant s’effondrer chez l’autre toutes les digues, éprouva avec une violence redoublée l’insistance, en son cœur, de l’aveu et de sa nécessité. Ainsi, à ce moment-là, l’ombrageux Umberto Carballar s’évapora dans la pénombre de l’appartement 601 pour laisser place à un Umberto plus jeune, plus ambitieux et sans doute plus volontaire, c’est-à-dire à un mort, car un mort habitait depuis des années l’enveloppe corporelle d’Umberto Carballar qui n’était, pour tout dire, qu’un caveau, qu’une tombe pour un lui-même plus heureux et moins désespéré ; ainsi, l’appartement ne fut plus, en cet instant, hanté seulement par deux fantômes, mais par un troisième, plus violent, plus impatient et qui avait conservé très longtemps sa bouche cousue comme une énorme pierre ferme l’entrée d’une grotte et c’est donc en véritable esprit frappeur qu’Umberto Carballar repris la parole à Imanuel Davis Ferreira :

Mais allez-vous vous taire, tous, allez-vous enfin vous taire, tous, vous ne comprenez donc pas qu’elle allait mourir, qu’ils allaient la tuer, ma Luna, qu’ils allaient la tuer et Maya, ma femme, qu’ils allaient la tuer, et qu’elles étaient toutes comme mortes, et que les poétesses mortes étaient déjà mortes, que le poison n’a rien fait que de précipiter la mort qui frappait déjà à notre porte, comme elle frappe à notre porte encore, dans cette satané ville damnée, dans cette damnation dans laquelle nous nous débattons tous et que je devais faire quelque chose ! Est-ce que vous ne comprenez pas que je DEVAIS faire quelque chose, que je ne pouvais pas ne RIEN faire, que je ne pouvais pas ne RIEN dire, que je ne pouvais pas laisser Maya vaquer à ses occupations et ses maudits tenerios la tuer, et laisser Luna vaquer à ses occupations et ses maudits tenerios la tuer aussi, et laisser les unes et les autres vaquer à leurs occupations jusqu’à ce qu’elles se fassent tuer, les unes après les autres, par les uns ou par les autres, car il n’est pas d’autre chose à faire, pour des femmes dans leur genre, que de se faire tuer par les uns ou par les autres, que c’est une condition fatale et une tragédie, et qu’il ne faut rien faire, qu’il n’y a rien d’autre à faire que de se faire DISCRET, d’être TIMIDE ! Elles allaient les voir si souvent Imanuel, vous n’imaginez pas, si souvent ! Et elles revenaient heureuses, si heureuses et si certaines d’avoir approché de je-ne-sais-quel vérité ! Mais qu’avons-nous à faire de la vérité quand elle nous TUE et qu’avons-nous à faire des tenerios quand ils nous tuent et si ce n’est pas eux qui nous tue, si ce n’est pas eux directement, c’est l’effet de leur présence, leur contact ! Savez-vous qu’il y a des gens maudits qui vous poursuivent et vous tuent malgré eux ? Que ces gens n’y peuvent rien mais qu’ils vous tue ainsi, par contact, comme s’ils étaient morts eux-mêmes et qu’une ressemblance, oui, une ressemblance par contact opérait sur nous la mort ! C’est comme ça qu’on meurt Monsieur, par contact et rien d’autre et alors s’il y a des gens maudits qui tuent de cette manière il y aussi des peuples maudits, des peuples qui se maudissent eux-mêmes et des peuples qui se tuent eux-mêmes, et cela Maya, avec toute sa science, elle ne l’a jamais compris, elle ne l’a jamais vu que ces histoires de Déluge ce n’était rien d’autre qu’une malédiction et qu’il n’était pas question que je les laisse se faire maudire ainsi, se faire toucher ainsi par la maladie de la mort, qu’il n’en était pas question ! Et quand on peut brûler une maison hantée, le fait-on ? Et quand bien même cette maison serait pour nous le plus crucial refuge, ne faudrait-il tout de même pas le brûler pour se sauver de la malédiction qui touche parfois ceux que nous voulons sauver ? Et Maya a compris trop tard cela, que Luna, ma Luna, était perdue et maudite si elle continuait à ne pas vouloir comprendre ! Et que pouvais-je faire moi, un pauvre homme, je n’ai rien Monsieur, rien en moi de fort, je me moque de la force et je veux me cacher car c’est dans les caches que la vie est calme, et le calme est la chose que je souhaite pour moi et pour les autres, comme une vérité plus grande que la vérité Monsieur, j’ose le dire oui et je le dis encore même aujourd’hui, et que pouvais-je faire sinon aller les voir les Cortes et leur dire qu’il y avait une solution à leur affaire, que cette affaire je pouvais la mener, que je pouvais le faire et que je le ferai et que je le ferai à la condition qu’ils accordent à ma Luna le calme que je voulais pour elle, qu’est-ce que je pouvais faire, VOUS ALLEZ ME LE DIRE CE QUE JE POUVAIS FAIRE MONSIEUR FERREIRA ? VOUS ALLEZ ME LE DIRE ?

 
Chamanii
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  1482
   Âge  :  41
   Pensée du jour  :  lo esencial es invisible a los ojos
   Date d'inscription  :  27/07/2020
    
                         
Chamanii  /  Il voulait un rang


[Imanuel Davis Ferreira]
Ah ! Voilà que le barrage a cédé ! Que se déverse le fleuve d’une vie contenue. Qu’était votre silence, monsieur Carballar, votre besoin de calme, si ce n’était pas de la peur. La peur d’ébranler la barque de votre conscience et de chavirer dans le torrent de votre tristesse. Non, monsieur Carballar, vous ne désirez ni le silence, ni le calme, car ils sont, précisément, votre prison. N’est-ce pas cela qui vous a tant gêné, lorsque nous sommes arrivés dans votre sanctuaire d’immeuble – votre tombeau, devrais-je dire – à ne savoir comment nous faire taire, sans vous-même hurler ; vous chuchotiez presque : faites attention ! Surtout ne pas faire trembler les murs ! Surtout ne pas faire trembler la barque de monsieur Carballar ! Une barque funèbre, si vous voulez mon avis. Les « déluges »… VOUS avez été un déluge, dans la vie de Maya Murillo ; et dans la vie de votre fille. Les déluges dont votre femme se soucient ne sont PAS des malédictions, bien au contraire ; il n’y a que les hommes pour prononcer des malédictions, aucune nature, aucun dieu ne le peut, car ils ne parlent pas. VOUS avez été la malédiction de Maya Murillo, et vous le savez ; vous l’avez toujours su, et maintenant plus que jamais : votre cimetière refait surface. Je ne sais pas ce que vous avez fait, je ne sais pas quels morts vous avez sur les bras, mais, ce qui est certain, c’est que vous avez figuré comme l’un des adversaires les plus redoutables de Maya Murillo ; l’un des plus terribles car, non seulement vous avez anéanti ce qu’elle s’évertuait à protéger, mais vous l’avez aussi forcée à détruire une partie d’elle-même : elle vous aimait. Je comprends mieux pourquoi vous redoutiez que je me taise. Vous pensiez que, comme vous, j’aurais peut-être peur de la vérité ; de la dire. Il faut « dire », monsieur Carballar, il faut dire ce que l’on sait. Vous avez été confronté à un choix, là, où il n’y avait pas de bonne décision à prendre : détruire ce qu’elles aimaient ou les laisser mourir. Personne ne peut vous reprocher cela, pas même vous. Ce n’est pas cela qui vous tiraillera l’intérieur désormais. Ce qui risque de vous hanter, ce sont vos reproches ; vos reproches envers Maya. Ils sont là. Vous ne les avez pas encore affrontés car, comme tout le reste, vous les avez enfouis depuis longtemps. Mais, pour vous libérer, il faudra lui pardonner, à Maya. C’est, en fait, la première chose que vous n’avez pas voulu voir en face, vous vous êtes convaincu que votre femme était portée par je ne sais quelle folie, ou qu’elle était sous le coup d’une malédiction, au « contact » de je ne sais quel peuple de mort, mais c’est faux ! Et vous le savez. Vous avez bien trop d’estime envers Maya Murillo pour ne pas savoir, au fond de vous, que tout ce qu’elle a fait – ce que cela comportait de risques – c’était en son âme et conscience, c’était ce qui donnait un sens à sa petite vie de mortelle et c’est ce qu’elle voulait ; que vous, votre fille et elle-même soyez, justement, le contraire d’une malédiction.
 
Henri Jacquetot
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  47
   Âge  :  66
   Date d'inscription  :  19/10/2023
    
                         
Henri Jacquetot  /  Petit chose


Jacquetot s'était assis sur un petit reste de canapé comme on s'assoit sur un morceau de glace parti à la dérive. Le concierge, qu'il avait toujours considéré comme un ami, lui paraissait d'un coup très vieux, très lourd et tout rondelet. Mr. Carballar (on le voyait) s'appliquait du mieux possible à parler ; triturant les mots après les avoir mâchonnés. Mots que d'ailleurs Jacquetot ne comprenait pas le moins du monde malgré tous ses efforts pour ne rien laisser de côté. La langue avalait tout ; visqueuse, pâteuse langue de boeuf. Et puis son allure, soudain grotesque ! Le vieux s'écroulait sur de vieilles canes en même temps que son ventre apparaissait énorme et peluché sous un t-shirt trop court et qu'on devinait sale. À la fin, on eu dit une autruche.

Jaquetot se fascinait d'avantage pour Imanuel. Bel homme, pensait-il. En contraste avec le concierge, c'était plus frappant encore. Et puis, quelle éloquence, quelle délicatesse ! Le langage, Henri semblait le redécouvrir à travers la sainte parole d'Imanuel, toute chaude et douillette.. Il se prit d'affection pour son voisin, et il su bien sûr que cet attrait soudain résisterait au temps, au froid, aux pénuries, aux fleuves et même au manque de sommeil. Cette amitié-là, pensait-il, devait être réciproque.

Henri, le cul fondu sur le canapé, ne bougeait plus. Les yeux mi-clos, bercé par la voix d'Imanuel, il s'apprêtait même à s'endormir quand le petit Luz (dans un rire à la fois moqueur et méprisant) lança sur son visage un morceau de papier froissé.


Dernière édition par Henri Jacquetot le Sam 11 Nov 2023 - 21:56, édité 1 fois
 
Cesarea & Lupe Madero
   
    Féminin
   Nombre de messages  :  31
   Âge  :  113
   Date d'inscription  :  17/10/2023
    
                         
Cesarea & Lupe Madero  /  Petit chose



Cesarea a écrit:
« Je me souviens de l’avoir rencontrée, ta maman ; à l’université. Une femme intéressante et passionnée. Je ne savais pas qu’elle était… qu’elle avait… disparu si jeune. » Disparu, disait Maya Murillo, au sujet de ma maman, tandis que nous nous baignions dans la rivière ; c’était bien ça : ma mère était passée sous la surface de l’eau et on ne savait plus, alors, si les ondulations étaient liées à sa présence invisible ou au courant du fleuve. Moi, en fait, on me montrait du doigt un reflet, au loin, en disant : « Là, ici : c’est ta mère. C’est joli n’est-ce pas ? » Et je trouvais ça joli, oui ; à la lumière de la mémoire des gens, au soleil doux de mon imagination.
Cela a été bref, mais j’ai vu en Maya Murillo le portrait d’une mère. Je me suis sentie comme adoptée, déjà, et j’avais l’aval de Luna ; plus que cela, même. Luna qui se souciait, sans le dire, de tous mes manques. Luna qui m’a présentée à sa mère comme si j’étais une seconde fille ; sans t’oublier, toi, petit poisson. Elle voulait acter nôtre amitié, la mettre sous verre et dans le plus beau cadre qu’elle avait trouvé pour elle et moi. Ainsi, nous nous sommes baignées comme mère et filles, dans le Ténério. Luna a dit à Maya Murillo qu’elles devaient s’occuper de nous ; puis, réalisant qu’elle m’infantilisait, elle en a ri et a exagéré le trait : elle a fait mine, un instant, de jouer à la poupée avec moi, en me peignant faussement les cheveux, par exemple, ou en se mimant en train de me nourrir. Nous avons éclaté de rire devant son absurde grain de folie. Toi, sur la rive, tu te faisais un écho de notre joie, plus enfantin encore ; et l’espace, la nature, suivait alors : d’écho en écho, d’écho en écho… d’écho en écho…
 
Cesarea & Lupe Madero
   
    Féminin
   Nombre de messages  :  31
   Âge  :  113
   Date d'inscription  :  17/10/2023
    
                         
Cesarea & Lupe Madero  /  Petit chose



Cesarea a écrit:
Notre famille habitait à Las Cimas : un quartier comme un petit village, en bordure d’Aguacope. Un endroit béni, pour qui avait réussi à construire sur ces hauteurs enclavées. Je pense que les premiers résidants de Las Cimas devaient peiner à se déplacer, entre la ville et chez eux, et qu’il était difficile de se ravitailler, à l’époque. Avec le temps, l’accès a été rendu plus simple : une route a été construite et il est devenu une chance de vivre dans ce secteur.
J’aimais prendre mon vélo, descendre le lacet qui menait très vite aux premières maisons d’Aguacope ; puis prendre l’avenue principale, bordée d’immeubles, et qui filait entre les collines. Je remontais alors, en passant devant le lycée et la grande église, puis la place Nacional et le café Grande Cavani.
On y allait souvent – au café – parfois jusqu’à la nuit, avec mes amis de l’école ; Isis et Gael surtout. La plupart du temps, j’étais celle qui incitait à nous y rendre, pour boire un chocolat ou un café. Avec l’âge, nous avons commencé à boire de la bière, qu’acceptait de nous vendre Penina, la serveuse. Elle s’était entichée d’Isis ; simplement car elle aimait ses yeux, très bleus – c’est vrai qu’ils étaient magnifiques, et d’une couleur irréelle. Le Cavani avait des allures de bistro parisien ; et, pour moi, cela faisait tout. J’adorais me sentir comme l’une de ces artistes ou intellectuels de la capitale française, dont j’avais pu apercevoir l’existence dans les livres. Je pouvais y lire, y écrire ou discuter en m’efforçant d’orienter les conversations vers des sujets artistiques, philosophiques ou littéraires ; mes camarades me moquaient, à cause de cela. Il m’arrivait de les mépriser, lorsqu’ils m’apparaissaient superficiels en délaissant les thèmes savants pour du badinage. Ils possédaient pourtant un bagage culturel plus fourni que beaucoup des personnes de notre âge ; Gaël, par exemple, n’était pas un grand parleur, mais il avait l’amour des lettres et s’était fait une passion de l’histoire européenne. Dans ce lieu en particulier, je ne pouvais m’empêcher cette orgueilleuse sophistication intellectuelle, tel un enfant qui, lorsqu’il joue au docteur, explique comment se comporte un véritable spécialiste.
Heureusement je n’étais pas que bêcheuse. Je savais aussi me transformer, passer l’autre costume : celui d’exploratrice aventureuse, quand nous partions à la découverte d’Aguacope – Isis, en fait, préférait se promener – c’était une ville plutôt agréable, parsemée de placettes à fontaine ou de petits parcs. Le centre, oui, était agréable. On connaissait Vides Muertas, mais on évitait ce quartier, car malfamé ; de plus, il ne présentait que peu d’intérêts. Cependant la pauvreté et l’insécurité du nord était sans commune mesure avec Amarilla, à l’est, où l’on se risquait de temps à autres, comme par une fascination morbide ; mais, surtout, où l’on savait auprès de qui se procurer de l’herbe ou de la cocaïne. Amarilla est la banlieue pauvre d’Aguacope – vraiment pauvre – au nord-est. Sur cette terre jaune et sèche qui lui a donné son nom, étaient venus s’échouer les familles ressortissantes de tous les pays d’Amérique latine, et essentiellement composées de populations métissées, noires ou natives américaines. C’était une favela, dans laquelle la police, corrompue, laissait les gangs s’occuper du maintien de l’ordre ; cela nous permettait néanmoins de nous y rendre, dans une relative sécurité : nous étions la clientèle et, à ce titre, à peu près sûr de ne pas avoir d’ennuis. Si je n’étais pas tranquille là-bas, j’aimais malgré tout y aller ; je me sentais courageuse, mais, aussi, j’étais grisée par l’exotisme de l’endroit, qui n’était pas dénué de charme et tout à fait différent du cœur d’Aguacope. Evidemment les habitations étaient vétustes et délabrées ; les chemins poussiéreux et bordés d’amoncellements de déchets, mais, de l’extérieur, les gens ne semblaient pas plus malheureux qu’ailleurs, bien au contraire. Il y avait beaucoup de couleurs dans les rues – plus qu’à Aguacope – et il y avait une tradition affichée sur les devantures de chaque logement : des tissages de perles, appelés topahs, plus ou moins grands, sur lesquels figuraient des dessins divers et variés ; le plus souvent des effigies des cultures locales, mais aussi, parfois, des créations plus personnelles, chargées de sens pour ceux qui habitaient là ; c’était une pratique sacrée et respectée, et ces décorations me plaisaient beaucoup. J’ai fini par aller de plus en plus souvent à Amarilla, mais je me limitais à un parcours restreint, auquel j’étais habituée. J’avais fait la connaissance d’une dame – une mystique – et je lui rendais visite ; j’y allais seule car mes compagnons ne s’étaient pas risqués, la première fois, à accompagner ma curiosité – elle était impressionnante, cette dame, et les gens d’Aguacope sont superstitieux, ils craignent les malédictions. Madame Ipega – c’était son nom – jurait de prime abord par son âge avancé, dans un quartier où l’on ne voyait que des mômes ou des jeunes adultes – des hommes ; et c’est peut-être pour cela qu’elle m’avait attirée : si elle avait été assez respectée, ou crainte, pour avoir vécu si longtemps ici, être dans ses grâces ne pouvait être qu’une bonne chose – et j’avais vu juste – je l’ai su par la suite : personne ne se serait avisé de contrarier cette magicienne. Lors de notre rencontre initiale, elle m’avait dit, uniquement, de revenir la voir plus tard – (non, je me trompe) – elle m’avait signifié ne pouvoir me parler, mais que nous nous reverrions. Effectivement, je la retrouvai après quelques temps et cette fois, elle m’invita chez elle. Ses murs en plâtre, fissurés et humides, étaient rongés par les champignons ; il y faisait sombre et l’espace était exiguë, bien que dépouillé d’ameublements : seulement une table en bois rafistolée, un évier percé et, dans le fond, derrière un drap tendu pour séparer l’espace, la silhouette d’un lit ; sur un réchaud à gaz, une casserole de soupe dégageait une odeur agréable. Il y avait aussi deux chaises inconfortables ; elle m’en présenta une et tout en m’asseyant, je me demandai pourquoi j’étais ici. Elle s’installa à mon côté, assise, elle aussi au coin de la table, et elle sortit de sa poche, d’une main tremblante, un épais jeu de carte. Elle afficha un sourire auquel il manquait quelques dents et me fixa d’un regard que la cataracte avait amputé d’un œil.
— Je n’ai pas besoin de ceci, commença-t-elle, en brandissant les cartes, pour savoir que le malheur te suit et qu’il va t’engloutir.
Elle dit cela de manière calme, comme si cela était naturel, et avec douceur.
— C’est le lot de tout le monde ici, petite ; et en particulier des femmes : nous portons sur nos épaules une part des vices qu’ont les hommes et nous devons nous occuper de nos enfants ; tout en pansant les blessures qu’ils nous laissent tous.
L’acceptation, la résignation qu’elle suggérait de ses mots, quand bien même se manifestait-elle de rudesse et de solidité, me crispait à l’intérieur ; ma jeunesse et l’avenir qui en découlait devant moi refusaient cette abnégation suicidaire, sacrificielle ; et je n’étais pas près de perdre cette force qui animait chacun de mes actes, de mes lectures ou de mes pensées. Si je devais me montrer endurante sous le monde, ce serait pour le changer en profondeur, se serait pour prendre le pouvoir. Néanmoins, je ne cherchai pas à orienter le dialogue ou à nuancer ses propos et j’acquiesçai.
— Vous avez des enfants, vous ? lui demandai-je à la place, et elle me répondit :
— Ils sont morts, il y a longtemps – et mon mari aussi – mais j’ai toute une bande de garnements sur lesquels veiller ; et, comme ça, ils m’aident aussi.
Comme pour illustrer ses paroles, un gamin apparut dans l’encadrement ensoleillé. Il tenait une petite bonbonne de gaz et, sur un signe de tête de la doyenne, alla déposer son chargement dans un coin, avant de s’enfuir en courant. Un autre arriva, encore plus marmot, qui laissa sur la table une cagette de denrées diverses ; il s’en alla, tête baissée, évitant soigneusement le regard de celle qui, vraisemblablement, était capable de lui lancer un mauvais sort.
— Allez-vous utiliser vos cartes ? lançai-je, après un silence qui m’avait paru une éternité.
— Oui, si tu le veux. Il y a du mystère autour de toi et je suis curieuse.
— Vous savez… hésitai-je, je ne crois pas… tellement… à la divination.
Je sentis mon visage s’empourprer de mes doutes, de ma maladresse et de ma ferveur rationaliste qui m’abandonnait soudainement, tandis que la présence de cette femme me montrait la malléabilité de l’esprit, face à l’inconnu ; me montrait à quelle vitesse pouvait s’immiscer l’incertitude devant la puissance d’un visage ou d’une croyance.
— « Pas tellement » hein ?
Dans sa paume, au cuir épais et creusé de profonds sillons, elle fit glisser les cartes, hors de leur étui. Je me souviens qu’un liseré d’or les entourait et que je fus surprise par leur aspect éclatant, neuf, qui contrastait avec tout ce qui se trouvait ici. Madame Ipega plaça le tas sur la table, parfaitement droit et aligné. Elle prit ma main dans les siennes et j’éprouvais ce léger engourdissement de bien-être, que l’on ressent lorsque quelqu’un vous porte attention ; peut-être étais-je fatiguée, un peu. Puis mon cœur bondit et tout mon être se figea quand elle lécha, d’un seul grand coup de langue, le creux de ma main, je n’osais plus bouger, par peur d’avoir une réaction inappropriée ; je retenais tout, partagée entre le dégoût et le rire que cette situation absurde me provoquait. Elle retourna ma paume pour venir la plaquer sur le haut de la pile ; elle saisit la carte qui fut retenue par sa salive et la regarda un instant, très court, puis la reposa sur la table.
 
Le Concierge
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  132
   Âge  :  73
   Date d'inscription  :  16/10/2023
    
                         
Le Concierge  /  Barge de Radetzky


Alors que la parole d’Imanuel Davis Ferreira se déversait sur Umberto Carballar comme une huile médiévale et chaude, le vieux concierge tourna son regard vers Henri Jacquetot, avachi dans le canapé, qui les observait d’un œil bizarre et dérangé. Ce regard, mélangé aux paroles confuses et accusatrices du locataire du 601, brûla le vieil homme et provoqua, en lui, ces implosions intérieures qui sont à l’origine des plus terribles, des plus profondes colères. Toutefois, le temps que cesse le discours d’Imanuel, Umberto passa de la colère noire à l’abattement complet et, de cette abattement naquit une résolution nouvelle, une décision : briser l’omerta qu’il s’était imposé à lui-même. Avant toute chose, il faut comprendre que la deuxième partie de l’existence d’Umberto Carballar, celle qui avait commencée après le départ de sa femme et de sa fille, n’avait été rien d’autre qu’un enfermement dans le silence, un cloisonnement personnel, une retraite. En lui, le secret et le désir d’avouer se livraient, depuis l’époque lointaine de la séparation, un combat singulier qui vouait le vieux concierge à une solitude complète. A cet instant donc, le regard pâteux de Jacquetot et la logorrhée visqueuse et folle d’Imanuel Davis Ferreira donnèrent à l’aveu potentiel, à l’aveu possible, un aspect merveilleux, un éclat et, dans le cœur d’Umberto Carballar, la volonté de tout dire enfin lui apparut comme une sorte de lumière, un phare, une lampe-tempête capable d’éclairer cette nuit délirante dans laquelle ils étaient tous tombés.

L’enfouissement, Monsieur Davis Ferreira, vous n’y connaissez rien, commença-t-il, appuyant curieusement sur le Davis comme s’il signifiait quelque chose ici, vous et vos fantômes vous ne savez pas ce que cela signifie d’enfouir quelque chose. Quant à vos histoires de barque funèbre – vraiment, funèbre – et de reproches, je n’y comprends rien et même elles ne veulent rien dire, ce sont, permettez-moi de vous le dire, Monsieur, des stupidités et rien d’autres.

Cette tirade, il l’avait dit sur un certain ton, un ton plus proche de celui que les habitant.es de l’Immeuble lui connaissait depuis des années et il l’avait dit ainsi car il voulait frapper et non pas dire ; en lui, l’agitation obscure entre le secret et l’aveu continuait encore, même à cet instant fatidique, et il se trouvait dans la situation d’un gamin pris en faute qui, devant le père, devant le maître, s’apprête à lâcher prise et pratiquement à s’effondrer mais qui, par un sursaut d’orgueil et, peut-être, par un élan final vers la chute crache au visage de son adversaire avant de tout lui révéler. Ensuite, cet enfant sait que d’adversaire il n’y en a plus et que l’aveu le condamne, lui, l’enfant, à la position de l’éternel pénitent et de l’éternel condamné. Umberto Carballar avait ce caractère revêche, rétif, et alors même qu’il était sur le point de rendre les armes, il feintait une dernière fois devant lui, espérant, par ce geste pathétique, sauver ce qui lui restait d’honneur et de dignité.


Monsieur Jacquetot, lui, sait ce que cela signifie d’enfouir et de se nicher dans son secret comme un vieil oiseau mauvais. Savez-vous qu’il ignore, ou qu’il feint d’ignorer, chez lui c’est exactement la même chose, qu’il n’a jamais été charcutier, qu’il n’a jamais été apprenti et même que sa femme n’est pas morte, comme il le prétend, comme il aime le dire partout, en toutes occasions, mais qu’elle vit ici, dans cet Immeuble, au dernier étage, au 603 exactement, se languissant depuis des décennies de son mari devenu cinglé, amnésique, pratiquement grabataire et puant.

Umberto Carballar se tut et observa la réaction de Jacquetot et d’Imanuel. Ils ne bronchèrent pas. Le concierge avait espéré que cette révélation produirait un effet quelconque, un contre-feu suffisant pour s’échapper ou, sinon s’échapper, du moins gagner du temps, mais, devant l’immobilité terrible des deux hommes, il se reprit et avoua, enfin, ce qui pesait sur lui depuis si longtemps.

Vous ne comprenez pas… ce ne sont pas… ce n’était pas des choix… comme vous êtes bête de me parler de « confrontation ». De « confrontation », il n’y en a pas eu, Monsieur. Vous voulez que je vous le dise ? Elles veulent que je vous le dise (il regarda autour de lui, dans l’air peut-être, quelque chose qui n’était pas visible). Qu’est-ce que cela peut me faire maintenant que je vais mourir et que vous aussi vous allez mourir et que Monsieur Jacquetot aussi et que Luz va mourir, qu’est-ce que cela fait ? Je n’ai pas été confronté à un choix, Monsieur, et sachez que la plupart du temps dans la vie d’un homme tel que moi, c’est-à-dire d’un homme commun, d’un homme vous en somme, il n’y a quasi-jamais de confrontation et de choix. Non. Simplement ceci : une chute irrépressible dans les évènements et dans les tragédies. Je parle comme un poète, vous voyez ? Je sais aussi faire de la poésie, ce n’est pas si difficile et beaucoup plus simple que de balayer un escalier grinçant.

Silence.

Les Cortes je n’ai pas été les voir, ils sont venus à moi, en groupe, en meute, car c’est toujours ainsi que les gens comme eux se déplacent. Ils étaient en procès avec ma femme, Maya, enfin, avec elle et Luna, avec les tenerios tout entier, ils étaient en procès comme toujours, si je peux dire, puisque des procès ils en avaient des centaines et tout autour du ventre et ils sont tombés sur moi. Les circonstances, pour tout vous dire, je les ai oubliées. Peu importe. Un jour, l’un d’eux, et son frère, ne me demandez pas les noms, se retrouve dans ma loge et nous discutons exactement comme de vieux amis le font en de pareils circonstances. D’amitié, bien sûr, il n’y en avait aucune et de camaraderie non plus. Moi, j’étais caché dans ma peau et eux, sans doute, jouaient-ils aux échecs avec moi, comme Maya, comme Luna, qui elles aussi, croyez-le bien, jouaient aux échecs avec moi, car j’étais, pour toute cette faune, une sorte de pion sacrificiel sur la première ou deuxième ligne d’un incompréhensible plateau.

Umberto Carballar devint soudain très pensif et retrouva cet autre ton, celui de la vérité peut-être, qu’il avait eu au début de sa conversation avec Imanuel et qu’il avait perdu lors de cet accès de colère où il avait voulu lui faire mal.

Et nous parlons, donc, de tout et de rien, avec lui et son frère. La nuit tombe, cela je m’en souviens bien. Oui. La nuit tombe. Et discrètement, ils me dirigent vers l’Affaire Tenerios, c’est ainsi qu’on l’appelait à l’époque dans les journaux, et vers ma femme et ma fille, et cela ils le font très légèrement, comme si nous parlions d’une bagatelle, d’un petit conflit familial, et ils me posent des questions, sans en avoir l’air, avec beaucoup de grâce oui et de légèreté. « Oh Umberto, tu sais que ta femme elle nous donne du fil à retorde avec les indiens, c’est une coriace » et ils rient, ils rient beaucoup et moi aussi je ris, bien sûr, et nous rions tant qu’au bout d’un moment je ne sais plus pourquoi nous rions mais je ris, presque par habitude, avec en moi l’espoir farouche qu’ils partent maintenant que la nuit est tombée. « Ça va durer des années ce procès si on continue, hein » qu’un frère lance à l’autre, devant moi, exprès j’imagine, « ah oui, des années et combien d’argent perdu ! » répond-il, avec un sourire, comme résigné, « tu en penses quoi toi, mon vieil Umberto, de toute cette histoire ? » qu’il me dit, « oui tu en penses quoi toi ? » dit l’autre. Et moi, je n’en pense rien, je me tiens à distance de tout cela, je ne suis pas les histoires de ma femme, de ma fille. Cela je leur explique, comme je vous le dis à vous maintenant. « Les histoires de ta famille ça ne t’intéresse pas » qu’ils me disent, « ce sont des histoires importantes mon vieux » qu’ils ajoutent, « des histoires qui peuvent être même dangereuses », qu’ils disent encore, sur le ton d’une blague, mais avec la bouche bien ouverte et les dents bien visibles. Et moi, je suis dans ma loge, avec eux et je parle un peu, rapidement, de ce qu’elles m’ont dit de tout ça, des raisons qui les poussent, du barrage et je leur dit même, à un moment, « il faudrait être raisonnable, ce sont des êtres humains tout de même ! », avec toute ma naïveté de pauvre homme. Et eux, ils reprennent et reprennent, « quand même Umberto, à Aguacope ça parle, de toi et de tes femmes, la manière dont tu les laisses te guider par le bout du nez » et « tu n’as pas peur qu’elles aillent trop loin et qu’ils se passent quelque chose » et tout cela ils le prononcent amicalement, fraternellement et moi je ne sais plus que faire pour me débarrasser d’eux alors que la nuit noire est là. « Tu ne saurais vraiment rien » qu’ils me demandent, en insistant, en se levant même, et moi, je dis que je ne sais rien, mais que je peux leur montrer les quelques papiers que j’ai à ce sujet, les quelques notes de Maya, les notes explicatives et cela, je veux que vous le compreniez, je le fais moi aussi amicalement, comme une faveur, parce qu’ils sont sympathiques et parce qu’il fait vraiment nuit maintenant et que je ne vois plus d’autres manières de les faire s’en aller. Ils fouillent dans les papiers et ils en prennent un ou deux en photos et puis voilà, c’est tout. Après, ils partent et me félicitent : « c’est bien ce que tu as fait Umberto » et presque ils me tapent l’épaule, comme de vieux frères.

Silence


Des documents essentiels m’a dit Maya quand, pendant le procès, les avocats des Cortes ont utilisés les notes de Maya pour détruire, un à un, les éléments qu’elles avaient préparées pour la défense des tenerios et de leur territoire. « Tu ne comprends pas ce que tu as fait Umberto, tu ne le comprends pas ! » et plus tard « si tu comprends ce que tu as fait Umberto, alors c’est pire ». Qu’est-ce que voulez que je vous dise ! C’est une trahison cela ? De parler un peu trop ? De montrer un peu trop ? Et qui devait mourir : Maya, Luna, moi ? Et pour quoi faire ? Et de toute façon le procès elles l’auraient perdus pareil et les tenerios ils auraient été chassés pareil ! Et moi qu’est-ce j’ai fait dans cette histoire : rien. Presque rien. On ne peut quand même pas m’accuser pour cela ! Dites-le à vos fantômes, qu’elles exagèrent !
 
Chamanii
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  1482
   Âge  :  41
   Pensée du jour  :  lo esencial es invisible a los ojos
   Date d'inscription  :  27/07/2020
    
                         
Chamanii  /  Il voulait un rang


[Imanuel Davis Ferreira]
Umberto. Mon enfant. Tu parles comme devant un tribunal. Je te l’ai dit : il n’y a personne qui peut te blâmer, seulement toi-même. Maya, Luna, elles ont jugé quelqu’un qui n’existe pas. Quelles vérités ne leur as-tu pas dites ? Que tu n’avais pas construit de barrage ? Que tu n’avais pas provoqué la mort de leurs amies ? Que tu étais, comme tout le monde, dans la même tempête ? (en disant cela, il fait les cents pas, en regardant le sol, une main dans le dos et l’autre qui brasse l’air) Que tu aurais préféré mourir, si tu avais su cette vie ? Qu’aurait dû faire un honnête concierge auquel on rend visite, jusque tard, dans ses nuits les plus sombres, et pour le rendre si ivre d’alcool qu’on le privât d’un sommeil réparateur, sommeil dont il avait tant besoin, lui qui sacrifie, de si bon gré, sa santé, et pour accomplir un labeur qui – je le précise – est apprécié et reconnu de tous les habitants de cet immeuble ; qu’aurait dû-t-il faire – mesdames et messieurs les fantômes – alors qu’il ne sait rien de rien de toutes ces affaires juridiques, de barrages, de ténérios ; qu’il ne sait même pas pourquoi deux jeunes filles sont mortes au dernier étage de son immeuble ; et qu’il ne sait pas non plus pour quelles raisons elles n’ont jamais été enterrées, que leurs cadavres résident ENCORE ET TOUJOURS SOUS LE PATIO ! Umberto. Mon enfant. Il y a des choses louches dans la rivière. Aujourd’hui le barrage est rompu et le courant est fort, des rochers saillants pourraient te briser les os. Il est grand temps que tu te ressaisisses et que tu regagnes le rivage ; mais cela ne se fera pas sans efforts. Je peux te jeter une corde ; Cesarea et petit poisson peut-être également, qui sait ; qu’en feras-tu ? Il y a et il y aura des causes justes à porter. Montre-leurs que tu n’es pas qu’un vendeur de papier et que, si des fautes tu as commises – et je dis bien « si » – c’était peut-être pour mieux riposter plus tard ; contre la vie.
 
Le Concierge
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  132
   Âge  :  73
   Date d'inscription  :  16/10/2023
    
                         
Le Concierge  /  Barge de Radetzky


Juste après ses aveux, Umberto Carballar devint parfaitement calme, et presque reposé comme peut l’être un homme qui a fait une longue randonnée et qui trouve, au bout du sentier escarpé, un refuge de montagne où l’attend un repas chaud.

Au sujet des cadavres, vous dites n’importe quoi, il me semble, mon bon Imanuel, mais cela je ne vous le reproche pas car nous disons toujours n’importe quoi au sujet des cadavres et au sujet des morts. Nous parlons ainsi car nous ne savons que faire des choses trop grandes pour nous. Mais, si je parle comme devant un tribunal, c’est que vous êtes vous-même comme une sorte de procureur et un procureur bizarre, d’ailleurs, car vous n’avez pas l’étoffe du juge mais plutôt de l’accusé. Vous vous souvenez de votre arrivée ici ? Vous avez toqué à la porte juste après la ruine. Savez-vous ce que j’ai pensé alors ? (il se tait, comme s’il cherchait ses mots) Je me suis dit, une fois retourné dans ma loge, que vous aviez l’allure désœuvré de ces cavaliers de l’Apocalypse qui ne savent plus que faire quand la catastrophe est arrivée. Vous étiez vert, blême et pâle, oui, semblable à celui que me décrivait ma mère : « et celui qui était monté dessus se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait ; et le pouvoir leur fut donné sur la quatrième partie de la terre, pour faire mourir les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. » Elle connaissait par cœur ce passage de la Bible et même les concierges ont une mémoire pour ces choses-là. Qui êtes-vous, vous, au juste, qui ne voulez pas être procureur, qui ne voulez pas être juge, mais qui parlez d’en-haut malgré tout, de votre sixième étage miteux, bien au sec encore, mais complétement ivre et complétement fou ? (il se tait de nouveau et regarde Jacquetot et Luz) Mais, nous sommes absurdes. Vraiment, je le vois bien, moi le vieux concierge aigre et vous autres les damnés qui vous débattez dans mon Immeuble comme dans un terrarium oublié par son propriétaire. Je voudrais être simple et amnésique comme Jacquetot ou ignorant et naïf comme Luz. Zapata ! (il rit à ce « Zapata ! » qu’il avait crié comme on raconte une bonne blague). Ne me parlez pas de rédemption, Monsieur Imanuel, car de rédemption il n’y en a pas. Et les ripostes ne sont pas pour moi, je suis un vieil homme et ce que j’ai fait est mort.
 
Chamanii
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  1482
   Âge  :  41
   Pensée du jour  :  lo esencial es invisible a los ojos
   Date d'inscription  :  27/07/2020
    
                         
Chamanii  /  Il voulait un rang


[Imanuel Davis Ferreira]
Je vois que Monsieur Carballar est là ; de nouveau ! Et qui parle de folie, sans que personne ne sache dire ce qu’elle est – la folie ! Vous pensez qu’être fou c’est de boire lorsqu’on a déçu l’amour de sa vie, ou bien, peut-être, lorsqu’on s’est vu offrir une vérité – c’est vrai que cela est rare, et qu’ils peuvent, parfois, sembler marcher sur des nuages, ceux qui veulent le dire ; qu’ils ont foi en ce que personne ne sait ; tandis qu’ils ont pourtant les pieds sur Terre, comme jamais ils n’ont eu les pieds sur Terre. Moi, si devais reconnaitre une folie – et même une triste folie – ce serait plutôt celle de qui se souhaiterait amnésique, monsieur Carballar ; car la mémoire – et précisément la mémoire – nous rend humain ; pour le pire ou le meilleur. Vous la perdrez bien assez tôt, ne soyez pas pressé, et, en attendant, justement, vous vous souvenez de qui j’étais ; et vous n’avez pas remarqué que j’étais devenu quelqu’un d’autre ! C’est ainsi, quand on aperçoit un peu de l’autre monde, ça fait de nous quelqu’un d’autre, pas tout à fait, mais au moins autant que si j’avais vécu mille ans ! Bien, et maintenant, utilisez encore une fois, un petit peu, votre mémoire : et souvenez-vous de votre mère, souvenez-vous comme elle aurait eu honte de vous voir confondre, ainsi, un guerrier de l’apocalypse et un prophète des champs éternels ! LE PROPHETE ZAPATA !
 
Le Concierge
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  132
   Âge  :  73
   Date d'inscription  :  16/10/2023
    
                         
Le Concierge  /  Barge de Radetzky


Ni Luz ni Henri Jacquetot ne bronchèrent au moment où, par surprise, Imanuel Davis Ferrera lança son furieux « ZAPATA » en enlevant, d’un geste bref, la chemise qu’il portait et sous laquelle il portait un t-shirt frappé du logo du héro Zapata. Umberto Carballar su, à cet instant, qu’ils avaient véritablement tous basculés dans une réalité alternative que la nuit avait ouverte en eux, en leur for intérieur. La forteresse de la raison avait été conquise par le délire d’une conversation qui avait été menée trop longtemps, trop loin, exactement comme dans ces pièces de théâtres ou d’infinis monologues succèdent à d’infinis monologues, vagues après vagues, moussons après moussons. Lui savait que ces états d’exaltation avaient de dangereux, de toxiques, de nuisibles. Son existence entière il avait lui-même contenu cette part orageuse qui n’attendait qu’une étincelle pour s’embraser dans son cœur et c’est en maître de la discipline intérieure qu’il parla, doucement, comme chuchote des mots rassurants à un enfant perdu dans une terreur nocturne, un cauchemar :

Calmez-vous, Monsieur, calmez-vous… vous n’êtes pas Zapata et je ne suis pas amnésique. Je me souviens, parfaitement… je me souviens très bien de tout ce que vous voulez, je garde bien tout en mémoire. Mais… calmez-vous… nous sommes, pour ainsi dire, en territoire hostile, soyez tranquille, bien tranquille, cachez-vous…

Ces derniers mots, il les avait dit très bas, exactement comme un père au-dessus du berceau de son unique enfant.

Nous nous ressemblons, vous savez ? (un vague sourire passa sur le visage du concierge) Vous aussi vous habitez une forêt de signes : c’est une expression de ma femme, de Maya. Une « forêt de signes ». Vous voyez ce que je veux dire. Peut-être que j’ai toqué à votre porte car j’ai vu vos yeux quand vous avez toqué à la mienne, ce soir-là, pour trouver un logement, une souricière où vous enfermer et boire. Vous comprenez ? Il y a beaucoup de manière d’habiter les forêts. Maya et ma fille, elles, c’étaient des jardinières. En cela, d’ailleurs, ma fille a bien changé. Elles cultivaient les signes comme d’autres un potager ; les légumes et les symboles ne sont pas si différents, croyez l’ancien poète que je suis. Pour d’autre, habiter une forêt ne se fait qu’en brûlant. Vous voyez bien ce que je veux dire ? Que reste-t-il après ça ? Du charbon de bois, de la cendre. C’est suffisant pour construire une cité, n’est-ce pas ? Ma fille, peut-être, troque en ce moment même la binette pour l’alcool à brûler. Qui sait. Bon et puis il y a les autres, les comme nous, assez lucides sans doute pour voir qu’ils sont dans une forêt et perdus, évidemment, car qui se rend compte qu’il marche entre les arbres sent immédiatement qu’il est perdu comme à jamais. Et que font les gens comme nous, que peuvent-ils faire ? Ils se fabriquent des terriers, Monsieur. De petites caches secrètes. Car, quand ils ouvrent la parole, sans faire exprès ce sont trois arbres qui tombent et des clairières entièrement ravagées.

Il s’arrête. Pensivement, il s’approche de la fenêtre.

C’est comme s’il faisait bien trop nuit pour partir.

Il rit.


Je dis des âneries, pardonnez-moi, je crois que nous avons tous un peu déliré ce soir. Maintenant, il fait très noir, alors que fait-on ? Je pars ou vous m’offrez à boire ?
 
   
    
                         
Contenu sponsorisé  /  


 

 [L'Immeuble - appartement 601] - Imanuel Davis Ferreira

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 4 sur 4Aller à la page : Précédent  1, 2, 3, 4

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Forum des Jeunes Écrivains :: Vos Écrits :: Miscellanées : essais, expérimentations :: L'Immeuble-