Le féminisme en littérature, c'est un sujet qui mérite vraiment qu'on lui donne du temps et de la pensée, à mon avis.
Je fais le choix d'une distinction entre la qualité absolue d'un livre, et son succès, sa valorisation. Pour traiter les deux, en lien avec la question du genre de l'auteur.
A) Sur la qualité d'un livre.Après réflexion et hésitation, je serais tout de même porté à dire que le genre de l'auteur ne change rien à la qualité d'un livre. Si là maintenant, une Voyageuse du temps nous apprenait qu'en fait,
Madame Bovary a été écrit par une femme ? Moi, de l'apprendre, ça me ferait
encore plus admirer le livre, la prouesse serait encore plus formidable.
Mais le livre est le livre en lui-même. Bien sûr il est lié à l'époque, au contexte de l'écriture : mais sa
qualité littéraire ne dépend que du contenu. Et là, le nom de l'auteur... Non.
(Au passage, ce serait la même chose si j'apprenais que
Mme Bovary a été écrit par un ado de 15 ans, ou alors, par un ouvrier pendant ses nuits blanches. Même qualité, mais une prouesse différente.)
Donc préférer lire un auteur ou une autrice, c'est un choix peut-être davantage politique ?... Parce que sinon, on dirait "préférer lire des bons/des mauvais livres." Le bon étant subjectif. Après, la continuité de ce propos, serait que, selon certains, les hommes/ les femmes ont tendance à écrire de meilleurs/moins bons livres. Ça va dans plusieurs sens possibles.
Par exemple, X dit que les hommes écriront de meilleurs romans d'action, et Y, que les femmes sont généralement meilleures dans la romance. Z dira le contraire, etc.
Là, pour moi il n'y a pas de débat,
c'est purement social. Ou alors, qu'un savant blousé de blanc vienne me montrer dans son microscope le fameux "gêne qui fait que tu écris des phrases courtes et des gros mots". Y en a pas : l'écriture genrée, encore plus que le genre, c'est social. À une femme, on a fait plus souvent lire des histoires d'amour, elle chope mieux les codes, se pose plus de questions sur l'amour, et elle écrit finalement une excellente romance ; son meilleur ami, un homme, qui s'intéresse beaucoup à l'amour et aux livres d'amour, va lui aussi écrire une excellente romance. Mais lui, ce sera peut-être plus par choix, alors qu'elle aura davantage été déterminée dans cette voie. Bon.
Reste qu'au cas par cas, c'est quand même hyper complexe. Il y a plus de femmes que d'hommes, en études littéraires, et elles étudient peu de livres d'amour.
Mais pour le moment, il faut continuer d'admettre que, ça a beau être social, c'est peut-être vrai ? De même qu'il est vrai que les grandes joueuses d'échecs sont un peu moins fortes que les grands joueurs, ou que les hommes sont moins souvent hôtes de l'air : des siècles de patriarcat ne s'effacent pas d'un coup. On est pris dans des formats, le tout est de travailler à s'en libérer.
(Tiens, j'ai revu la Voyageuse du temps, de tout à l'heure. Pour faire un test, elle est allée kidnapper Bruce Lee à la naissance, et l'a fait grandir dans une famille de tisserands écossais. Figurez-vous que le jeune Douglas est tisserand, et qu'il adore le tweed.
Et il connaît rien au tai-chi !)
Par contre, personnellement je n'ai encore jamais lu de livre
en constatant qu'il était meilleur, parce qu'écrit par un homme/une femme. Je n'ai jamais senti que là, oui, ça faisait une différence de qualité.
Sur la maîtrise du sujet, plutôt ? Peut-être ? Un livre sur l'avortement, ou sur le rapport mère-fille... Ou père-fils... etc.
En SF par exemple, ma dernière lecture c'était
Les Dépossédés d'Ursula K. Le Guin ; et à mon avis, Ursula connaît son affaire.
On peut vraiment se poser la question : dans quelle mesure,
en art, les déterminismes sociaux liés au genre font de mauvaises et de bonnes œuvres ?
Je n'ai pas lu chaque post de chaque page du topic, mais je n'ai trouvé qu'un argument lié à cette question. C'est que les auteurs misogynes (plus souvent des hommes que des femmes, mais il y a des femmes misogynes) ou sexistes en général, conçoivent des personnages archétypaux, voire insultants. Et donc, un roman avec des personnages clichés et creux, sera mauvais. De la jolie fille à tête vide, au joli mec à tête vide, ça peut être très désagréable dans les deux cas. Et ça rend le livre moins bon.
Je suis plutôt d'accord avec cet argument, pour ce qui est d'une littérature moderne. Parce que dans le monde moderne, le patriarcat est identifié : donc, les auteurs ont le devoir de se pencher sur la question. Pour chipoter, je dirais qu'il ne faudra juste pas reprocher à Cervantès ou à Chrétien de Troyes (au pif) de sous-représenter les femmes, ou de les réduire à un rôle sentimental, etc. C'est une critique qu'on peut leur faire politiquement, mais littérairement, je ne sais pas trop à quoi ça mène. (C'est d'ailleurs un problème, cancel culture, tout ça).
Edit : après avoir lu ce que désigne vraiment l'expression "cancel culture", je précise qu'au moment de ce poste j'étais juste pas au courant du sens de l'expression... et l'ai utilisée à tort et à travers. Oups.Mais quand un livre paru après 1900, ou à peu près, comporte des clichés sexistes,
oui, je trouve que ça en fait un moins bon livre. Ne serait-ce que parce que ça montre un auteur rétrograde, et, comme disent Saint Baudelaire et Saint Rimbaud,
les bons livres ils avancent grâce au passé, ils reculent pas face au futur.
Je serais néanmoins curieux de savoir s'il existe des livres actuels ouvertement rétrogrades, mais qui sont quand même vraiment bons, vraiment beaux. Si quelqu'un a ça sous la main, sincèrement, je demande à lire.
En revanche, autre idée :
Les livres sont meilleurs, plus forts, plus intéressants, quand ils sont écrits pour une lutte, par des persécutés. Il y a plein plein de livres écrits par des gens racisés, homosexuels, des immigrants, des femmes, des pauvres, des prisonniers... et qui en deviennent plus beaux, plus grands, meilleurs : sans doute parce qu'à travers la lutte, s'expriment la beauté comme une substance vitale, l'humanité, la douleur. Donc, on aurait là un
déterminisme positif, qui "obligerait" les dominés, les minorités, à mieux écrire.
Je sais pas si c'est vrai ; évidemment c'est subjectif, en tout cas.
Mais il est intéressant, ce "truc" en nous qui fait que, quand on apprend que Jane Austen était pas mariée, que Dostoïevski a fait du bagne, que Césaire était noir, on comprend mieux la force de leurs livres.
Et donc, pour finir, ça doit aussi jouer à travers le genre.
Je suis sûr qu'il y a matière à débat ici ! Notamment parce que plein de grands auteurs étaient pas du tout des dominés (cf Flaubert mon chouchou, mais un petit bourgeois hehe).
*
B) Sur la valorisation d'un livreQu'un livre soit super, et qu'on dise qu'il est super, sont deux choses différentes. Souvent ça va ensemble, mais ça n'empêche pas de mener une réflexion binaire.
On vit une époque difficile, de transition, mon bon monsieur. Ou ma bonne dame. Les deux.
Transition, donc : il faut penser à l'avenir.
Et si on veut que, dans l'avenir, les petites Jeannette aient autant de libertés que les petits Jeannot, il faut songer à leurs lectures, entre autres.
Un livre transmet des modèles par ses personnages, et par son auteur.e. Donc, le genre des personnages ET le genre de l'auteur.e importent.
Des livres dont le personnage principal est une femme, politiquement, c'est bien. Des livres dont l'auteure est une femme, politiquement, c'est bien. Des livres dans lesquels les femmes parlent d'autre chose que d'hommes, c'est bien.
Pourquoi c'est bien politiquement ? Parce que ça consolide un modèle de société sans patriarcat.
De même, on a besoin de livres où le sexisme est représenté (sans forcément être criminalisé, ça peut être subtil) ; et de livres où le sexisme n'est pas un sujet (y a pas que ça sur terre). En gros, on a besoin de tout.
Et si quelqu'un se dit : "Eh mais c'est pas juste, c'est pas parce qu'un livre est écrit par une femme, ou qu'il a des personnages féminins, qu'il est bon et qu'il mérite d'être lu."
Là, bien sûr, on est d'accord. Ce n'est pas automatique. Mais les femmes sont tout aussi capables d'écrire que les hommes, donc, en mettant en avant des livres qui soutiennent la cause féministe, on peut espérer lire d'aussi bons livres que chez ceux qui s'en battent les couilles de la cause féministe. Y a pas de raison.
Je ne dis pas qu'il faut privilégier des textes féministes, sans considérer leur qualité. Je propose l'idée selon laquelle le genre des auteurs est un critère, et qu'il est donc utile de ne pas se voiler la face.
De même, on pourrait répondre que :
La littérature se doit d'être détachée de toute idéologie.Sauf que ça c'est très faux, et c'est une idée qui m'embête d'autant plus que je la défendais autrefois. Car il faudrait plutôt dire : "La littérature n'est
pas obligée de se rattacher à une idéologie." Et ça c'est vrai ; on peut écrire sans aucun message social. Il y a encore de la place, heureusement, pour des pensées sans idéologie. Néanmoins, beaucoup d'auteurs qu'on lit, anciens comme actuels, défendent une idéologie plutôt qu'une autre (en annexe, quelques exemples). Et peut-être la majorité. Leurs livres ne sont
pas neutres, ils sont marqués par un regard, une vision du monde. ((Quand bien même ce serait, à leur insu malheureusement, le patriarcat.))
Donc, oui, le genre de l'auteur.e importe, ne serait-ce qu'en matière d'équité ; et je suis toujours content de voir, dans les devantures des librairies, qu'il y a une assez bonne parité. Ça fait grincer des dents, mais ça ne peut que compenser la quasi-invisibilité des femmes de lettres jusqu'ici.
C'est aussi essentiel pour moi, d'aller chercher des livres écrits par des femmes, des minorités en général, que d'aller chercher des bons livres.
Et BIEN SÛR on rêve tous d'une époque, future peut-être, où cette "discrimination positive" n'aura plus lieu d'être. Ce sera trop bien, quand quelqu'un dira, lors d'une réunion : "On met en place un quota de parité, pour le prochain recrutement ?" et qu'on lui répondra : "Boh non, pas la peine, ça va se faire tout seul."
Conclusion, en peu de mots : - Le style genré, c'est selon moi une construction sociale. Donc ça existe, dans une moindre mesure il doit bien y avoir des différences selon le genre. Mais peut-être pas beaucoup plus que selon l'âge, le pays d'origine, etc.
- La littérature n'est pas qu'un terrain neutre. Les livres peuvent être neutres ; mais il peuvent aussi être orientés. Et, parfois, quand on
croit faire un livre neutre, on écrit à son insu un livre biaisé.
- C'est chouette de faire l'effort d'aller vers des auteures, parce que, actuellement, il y a encore une domination du masculin en littérature. Ça progresse, ça progresse : mais ça demande une volonté de progresser.
*
En annexe, quelques exemples d'auteurs que j'ai lus ces dernières années, et l'idéologie qui "biaise" leur livre (par biaiser, je veux dire amener le livre vers des messages qui ne sont vraiment pas neutres) :
Rimbaud, communiste, anti-bourgeois et pacifiste
Rabelais, humaniste, contre l'obscurantisme, contre la censure
Baldwin, qui s'efforçait d'aider l'homme blanc à traverser sa propre culpabilité
Camus, contre la négation des individus par le système judiciaire/politique
Woolf, pour que les femmes aient une vie à elle, des pensées à elles
Flaubert, contre l'égoïsme des bourgeois et la violence des hommes vis-à-vis des femmes
K. Le Guin, contre l'absurdité du consumérisme
Duhamel, pacifiste
Diderot, contre les asservissements du Clergé, contre la censure
Stendhal, bonapartiste
Vian, pacifiste (à sa façon)
Perec, contre le consumérisme et la barbarie
Whitehead, contre le racisme
Austen, contre l'objectivation des femmes
Levi, contre la déshumanisation
Garcia Marquez, contre la répression et les dictatures d'Am. du Sud
Gary, contre le racisme et pour l'espoir
Quignard, pour le secret, l'intimité, contre la société
Defoe, pour la civilisation
Racine, pour le Christianisme
Manchette, anarchiste et anti-système bien sûr
Desnos, contre la consommation d'opium
Lopez, contre la consommation de shit
Bazin, contre l'intégrisme et les bonnes mœurs
Colette, pour les femmes libres
Ernaux, contre le patriarcat
Trouillot, contre les inégalités à Haïti
Alleg, contre le racisme et la torture
King, contre les violences infantiles ou conjugales
Wharton, contre l'absurde verrou du mariage (hommes comme femmes)
Ceci est susceptible de déclencher des débats, je rappelle donc que les idéaux de Gary, King ou Austen ne sont pas le sujet ppal du topic,
mes MP sont ouverts pour discuter littérature si jamais !