Zina s'était levée tôt ce matin-là. Elle avait beaucoup à faire, elle avait invité tous ses amis pour fêter son déménagement. Son panier léger au creux du bras, elle était descendue dans la ville basse pour le marché. Elle ondoyait lentement dans la foule des habitués, serpentant entre les étals couverts de marchandise.

Forcément, en habitant près d'un port, le poisson était partout. Les crustacés aussi. Tiens, pourquoi pas du crabe ? Zina renonça en en voyant un s'échapper. Non, un peu trop vivant encore... Elle replaça une mèche de cheveux hors de son champ de vision.

Elle continua son tour, bullant à droit et à gauche. Un attroupement s'était formé autour d'un algoculteur. C'était à la mode. Avant, c'était la nourriture des paysans des bords de plage, maintenant elle était cultivée sur des fils, bouturée, replantée... Il y avait même des terroirs.

Elle choisit finalement une laitue, un concombre et une sole, puis de belles Saint-Jacques pour son entrée et se pressa chez elle d'un coup de nageoire. Zina s'arrêta un instant avant de pousser la porte ; le mur arrière, autrefois d'un beau rouge, devenait de plus en blanc.

Luna se réveilla lorsque Matthias alluma la lumière, la radio et la cafetière. Quelle plaie ! Elle bailla, se retourna, cacha sa tête. Parvint à somnoler encore quelques secondes, juste avant que la cafetière ne glougloute et que l'odeur ne la sorte définitivement du sommeil.

Elle ouvrit une paupière, puis l'autre. Laissant ses yeux s'habituer à la nouvelle luminosité, elle bailla encore. S'étira. Lentement, encore dans le gaz, elle descendit de sa couche et s'étira paresseusement. Puisque le petit-déjeuner était servi, autant en profiter...

"Bonjour Luna ! Déjà levée ? se moqua son colocataire."

Elle ne répondit pas. Il faisait ça presque tous les matins. Les autres, c'était elle qui prenait un malin plaisir à le tirer de son lit.

Luna se posa devant son bol rempli, savourant les billes croustillantes. But un peu pour les faire passer. Puis décida de retourner se coucher, et mieux que tout, se rouler en boule dans le lit de Matthias, à la place encore chaude. Après tout, elle n'allait pas travailler, elle.

Pauline regardait la liste des ingrédients, affamée. Petits légumes, moutarde, crème, diverses épices, poulet...

Elle se retroussa les manches. Ils indiquaient que c'était rapide, alors elle décida de s'y lancer. Depuis le confinement et le télétravail, finie la cantine et ses louches de plats préparés dans des grandes cuves. Avec un pincement au ventre, elle pensa aussi aux frites du vendredi... Mais non, elle avait décidé de manger bien. Et vite, si possible, parce que la pause de midi restait courte. Et si possible sans utiliser trop de vaisselle...

Les instructions étaient simples, en effet, et en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, son plat était dans le four. Trompant sa faim et son impatience en regardant un mail ou deux, elle fut finalement libérée par la sonnerie du minuteur.

Puis, avec des gants et en faisant bien attention de ne pas se brûler, elle posa son plat sur la table, ôta l'opercule, et scrolla Amstramgram. C'était important de faire un break.

Les grands passaient toujours par la clôture en barbelés pour aller à leur repaire et se débarrasser des plus jeunes qui les collaient. C'était le rituel, parce que les petits n'y arrivaient pas. Donc quand tu réussissais, tu étais intronisé chez les grands.

Mila en avait assez d'être traitée comme une enfant. Alors ce jour-là, elle et Nana, qui s'était plutôt laissée entrainer, se trouvaient devant la clôture, à l'endroit où les câbles étaient un peu écartés, entre deux châtaigniers sauvages. Elles n'avaient pas beaucoup de temps avant que la maman de Mila ne vienne voir ce qu'elles faisaient, pourtant elles hésitaient.

"Allez Nana, tu vas voir, on peut le faire ! On n'est plus des bébés !"

Nana ne répondit pas. Elle semblait inquiète. Cela énerva un peu Mila, qui se décida. Elle tortilla son derrière, raffermit son équilibre, se rattrapa des deux mains sur le poteau en bois. Puis finalement, tomba de l'autre côté !

"J'ai réussi ! A toi !"

Malheureusement, Nana, plus potelée et plus petite, ne passa pas sans accroc. Et malheureusement, sa petite jupe rose n'offrait aucune protection à sa peau cuisse tendre.

"Oh non ! Il faut aller voir Maman !"

Courageuse et effrayée, Nana retenait ses larmes, et se laissa guider par son amie. Le trajet était court, mais elle voyait quand même ce qui sortait de sa blessure.

"Maman ! Maman ! Nana s'est fait mal !"

Maman sortit de la maison en urgence et et les rejoignit dans le jardin. En voyant la jambe de Nana, elle s'étonna.

"On aurait pas dû mais on est allé à la clôture et là elle s'est pris dans les barbelés..."

Mila pleurait presque, trop inquiète pour son amie pour songer à sa bêtise. Elle s'en voulait, elles étaient meilleures amies pour la vie et par sa faute Nana s'était fait mal et ça avait l'air grave. Mais tout allait être arrangé maintenant, Maman pouvait tout soigner. Même, touchée par la détresse de sa fille, elle ne songeait pas à la disputer.

Alors qu'elle faisait des points de suture, de jolis points bien nets avec du fil blanc, Mila tenait la main de Nana. Enfin, on ne voyait plus d'ouate s'échapper.

Il débarqua une nuit de pleine lune sur la plage déserte, échouant son zodiac. La luminosité, renforcée par le sable blanc, était suffisamment bonne pour s'y retrouver, mais il sortit tout de même sa lampe torche pour examiner la carte. L'îlot était vraiment minuscule.

Trouver d'abord le rocher plat à l'est. Un cocotier avait décider de se l'approprier, mais c'était fait.

Puis marcher six pieds vers le nord. OK.

Passer le monticule de rochers et continuer sur treize pieds. Le monticule, qui en fait devait être un cairn d'une tribu passée par là bien avant les pirates, était ensablé et à moitié éparpillé, et il tourna quelques minutes autour sans le trouver, tapant du pied dans tous les petits tas autour. Mais voilà.

Faire face à la Croix du Sud et avancer de trente pas.

Et se retrouver dans l'eau jusqu'aux cuisses bien avant. Foutu réchauffement climatique.

Encore attendre. Milo restait à la fenêtre. Il n'avait plus envie de jouer tout seul, alors il attendait le retour de Nathan. Son frère. Son ami.

Milo, du haut de ses deux ans, ne pouvait pas aller à l'école avec lui. Alors il attendait. Et que les journées étaient longues ! Il y avait bien la sieste, ses jouets, le jardin, mais c'était quand même très long...

Alors il attendait. Et quand il rentrerait, ils joueraient au ballon, prendraient leur goûter ensemble. Ce serait génial. Et en plus, Maman et lui allaient marcher jusqu'à l'école pour le retrouver encore plus vite.

Quand enfin Maman prit la laisse, il sauta de son coussin en remuant la queue.

Mélissa adorait aller fouiller dans le grenier de Mamie Mélanie quand elle y venait pour les vacances. L'endroit, un joyeux bric à brac, accessible par une échelle, regorgeait d'objets, de cahiers, de draps et de vaisselles. C'était poussiéreux, d'une poussière grasse qui collait aux doigts, et il y avait quels petits points noirs qu'elle préférait ignorer, mais toutes ces découvertes l'enchantaient. Et c'était aussi souvent, lorsqu'elle redescendait avec quelque chose d'intéressant ou d'intriguant, l'occasion de moments de partage, de rires et d'émotion à la fois avec Mamie Mélanie et Maman.

Comme la fois où elle avait trouvé ce livre d'anglais illustré. A la page de différenciation phonétique des "i", "Jenny eat a leaf" était vaillamment dessiné... Ou la fois où elle avait trouvé le service de mariage de son arrière-arrière-grand-mère, qui avait été soigneusement nettoyé et réemballé. Ou encore la grosse gourmette bien kitsch de sa mère.

Alors cette après-midi, alors que Maman et Mamie Mélanie prenaient leur café en discutant d'affaires qui ne la concernaient pas, Mélissa s'engouffra à nouveau dans cette caverne d'Ali Baba. Décidant de s'intéresser à une vieille armoire pas encore explorée mais qui pourtant se trouvait juste derrière la trappe, ou peut-être parce que justement elle se trouvait dans son dos quand on montait et qu'il y avait déjà trop de choses en face qui attiraient l'œil. En tous cas, avant aujourd'hui, Mélissa ne l'avait jamais remarquée. Elle fermait avec une clé, qui n'était pas sur la serrure. Bizarre. Le miroir était moucheté. Le bois brun et laqué. Des circonvolutions vaguement florales en garnissaient les pourtours.

Elle chercha la clé alentours, elle devait être tombée. Se convainquit qu'elle n'était pas sous l'armoire pour ne pas y mettre la main à l'aveuglette. Finalement, elle trouva une petite boite, façon boîte à bijoux. Dedans, au milieu de babioles qu'elle ne reconnaissait pas, se trouvaient différentes clés. L'une d'elle, en métal noir dont la peinture usée laissait entrevoir un métal argenté, avait sur sa garde les mêmes dentelles que la serrure.

Elle rentrait. Mélissa tourna. Elle tourna. Le battant s'entrouvrit, en grinçant légèrement. A l'intérieur, elle trouva des dizaines de bougies de toutes les couleurs, des boîtes avec des symboles bizarres contenant du thé ou des herbes aromatiques, une chainette en or, une autre en argent, et des pendentifs. Et des cristaux, les mêmes qu'on voyait dans les boutiques New Age. Il y avait aussi un gros livre de cuir fermé par une lanière et une boucle. Aucun n'avait de poussière grâce à la porte bien fermée.

Elle choisit le livre et deux cristaux pour redescendre. Lorsqu'elle entra dans la cuisine avec ses découvertes, Maman et Mamie Mélanie se turent et se regardèrent. Maman se mordit la lèvre inférieure, comme toujours lorsqu'elle réfléchissait. Puis ce fut Mamie Mélanie qui parla.

"Elle va avoir treize ans bientôt, elle peut savoir."

Maman fit un signe de tête.

"Par contre tu devrais poser ce livre, parce que ce n'est pas vraiment du cuir...
- Il a l'air trop vieux pour être en synthétique, répondit Mélissa.
- En effet, il est en vrai peau. Mais pas d'animal..."

Mélissa le lâcha d'un coup.

Elle n'était plus elle-même. Sur scèene, elle était une autre, plus gracieuses, plus brillante, plus vivante. Son sourire était différent, son regard, étiré par le maquillage à outrance, reflétait chacune des lumières. Son costume de paillettes reflétait chacun des projecteurs, mais c'était elle qui éblouissait.

Là, elle oubliait le dur labeur. Les heures d'entrainement, les blessures, les craintes d'un faux mouvement qui condamnerait tout. Elle oubliait les inquiétudes de ses parents. La pression des professeurs. Son angoisse de ne pas trouver une compagnie et dire adieu à ses rêves. La santé parfois fragile, le régime, la fatigue. Sur les planches, ses jambes montaient plus haut qu'elles ne l'avaient jamais fait en répétition. Le tutu la portait dans ses pirouettes. Elle était légère dans les bras de son partenaire.

Elle connaissait chaque note, à tel point qu'elle ne l'entendait même plus par les oreilles, que son cerveau ne la traitait même plus. C'était son cœur qui jouait les mesures, son souffle qui faisait la différence entre une noire et une blanche. Et son corps répondait. Elle ne faisait qu'un avec la musique, son costume, sa scène.

Elle était Gisèle. Odette. Swanhilda. Nikiya. Danseuse.

C'était le temps parfait pour une promenade. Eugénie prit son manteau, une écharpe, un chapeau, mais pas de gants. Elle garderait les mains dans les poches, ce serait suffisant.

L'air froid lui piqua le nez à la première respiration. Il y avait un début de brouillard qui flottait et le temps était humide. L'automne cette année était arrivé très tôt et brusquement. Malgré tout, Eugénie adorait sortir avec cette météo, pourtant peu clémente pour les autres. Son souffle formait de la vapeur qui se mêlait à la brume. Elle commençait déjà à renifler.

Il n'était pas encore dix-sept heures mais avec la couverture nuageuse il faisait presque nuit, mais ce serait suffisant pour son objectif. Elle entra dans le parc quasiment désert. Il y avait encore quelques enfants sur les jeux, emmitouflés eux aussi, que les parents essayaient de fatiguer avant de rentrer, mais alors que les enfants avaient chaud eux devaient se dandiner sur place. Ce seraient eux qui capituleraient les premiers pour rentrer. C'était les vacances de la Toussaint. Pas de lecteurs sur les bancs, les gens sortaient leur chien au pas de course. Mais Eugénie flânait, prenait son temps. Les pans de son écharpe voletaient derrière elle.

Sortant de l'espace vert, elle longea les rues. Rien n'était encore éclairé pour Noël, quelques commerçants avaient tenté une décoration d'Halloween sans y croire. Les réverbères s'allumèrent alors qu'elle passait. Les gens qui faisaient leurs courses se dépêchaient de rentrer. Un coup de vent balaya son écharpe et renvoya des feuilles mortes et autres objets moins poétiques vers Eugénie.

Elle décida de rentrer lorsqu'une odeur de feu de bois lui chatouilla les narines. Et là, enlevant rapidement son manteau, ses chaussures, son chapeau et son écharpe, elle s'empara d'une tasse et se fit couler un chocolat chaud instantané tout en sortant un paquet de biscuits au beurre. Eugénie s'enfonça dans son canapé avec un soupir d'aise ; c'était le moment idéal pour avoir froid aux mains et aux joues.

Encore un pas. Puis un autre. Avancer, reculer, tourner, attendre. Et un nouveau pas. Propulser. Retenir.

Supporter la chaleur, l'humidité. garder du tonus. Ne pas se relâcher. Courir. Marcher. Sauter sur place en attendant le feu vert.

Les entrainements étaient quotidiens à présent. Eviter les flaques. Allonger la foulée juste pour éviter une déjection. Amortir et reprendre son écart habituel. Sa foulée.

Bien dérouler, sans raidir. Adhérer mais pas coller. Rester légère. Oublier les liens. Oublier l'usure. Oublier la transpiration. Oublier le poids.

Quand enfin la montre annonçait la fin de l'entrainement, rentrer à pas lents pour la récupération. Sentir ses appuis. Et une fois rentrée, souffler enfin. S'avachir gueule ouverte. Se refroidir lentement. Ne plus bouger de l'entrée au moins jusqu'à demain. Prier pour que le chien ne s'ennuie pas.

Ils se jaugèrent un moment. Se tournèrent autour. Retroussèrent leurs babines sur leurs crocs acérés.

Le territoire était trop petit pour eux deux, mais aucun ne voulait rebrousser chemin. Ils pouvaient habituellement se côtoyer, mais pas en cette période. Ils grondèrent. Ils étaient de masse égale. Ils ne reculeraient pas.

Ils n'étaient pas belliqueux pour autant. Dans le règne animal, on évite de se blesser pour rien. Il y avait eu avant toute une flopée de tentatives d'intimidations. De la plus abstraite par les odeurs avant même de se rencontrer, aux plus évidentes qui se jouaient à présent. Il n'en restait plus qu'une avant d'en finir. C'était la dernière chance d'éviter le combat.

Ils se dressèrent tous deux sur leurs pattes arrières. Tendirent leurs pattes avant vers le ciel. Se firent aussi grands qu'ils le purent.

"Oh regarde ! Les pandas roux sont en train de jouer, ils vont se faire des câlins ! Viens voir c'est trop mignon !"

Avancer. Mètre après mètre. S'écorcher la peau sur les pierres, les brindilles. Il n'avait pas le choix. S'il s'en sortait, il y survivrait. Ce n'était pas ça qui allait le tuer.

Il n'était pas le seul à fuir. Tout autour de lui, il entendait des pas, des sauts, des courses. Des craquements sinistres parfois qui annonçaient une fin tragique et inéluctable. Le sol vibrait. L'air grondait. Les cris du début avaient fait place aux halètements désespérés.

Il ne savait plus où donner de la tête, mais il fallait aller devant. Derrière, c'était la mort. Malgré tout, lui devait contourner les obstacles. Que n'avait-il d'ailes, que n'était-il plus grand ! Il perdait du temps à trouver son chemin, choisir ses tracés, et ce n'était que chance qu'on ne l'écrasât pas dans la débandade. Plus personne ne le craignait maintenant. Même ses proies le dépassaient, plus rapides que lui, sans aucune once d'intérêt. Il y avait une plus grande menace que lui. Il ne savait de toutes façons qu'être discret.

Il se tordait le plus rapidement qu'il pouvait, s'étirant au maximum, mais il sentait la chaleur monter inexorablement. Elle qu'il recherchait habituellement était devenue son ennemie, et plus encore que pour les autres. Elle pouvait le tuer de l'intérieur. Il devait fuir pour ne pas mourir brûler mais risquait de cuire à l'étouffée s'il ne s'arrêtait pas bientôt. Quelle ironie. Tout dans sa vision se teintait de rouge ou d'orangé.

Bientôt les bruits autour de lui se firent plus rares. Lui n'arrêta pas ses reptations. Il sentait dans l'air cette odeur d'eau. Elle le sauverait des deux dangers. Il fallait encore quelques efforts. Il sentait sur sa langue les odeurs de braises et de cendres, de peur et de mort. Quand enfin il se laissa couler dans la mare et ondoya jusqu'au milieu, il ne regretta plus d'être petit. Des grenouilles s'éloignèrent de lui par prudence. Ouf.