Je suis en train de lire un essai passionnant, Factographies, dans lequel l'autrice (Marie-Jeanne Zenetti) analyse des œuvres littéraires au fonctionnement à peu près analogue à celles de l'uncreative writing. Je vais donc essayer d'expliquer succinctement la manière dont ces œuvres fonctionnent selon la chercheuse.
En fait, elle analyse un corpus d'œuvres du XXe siècle :
- Testimony, de Reznikoff (montage versifié des récits circonstanciés des faits qui précèdent le jugement)
- Récits d'Ellis Island, de Perec, listes et notations de faits concernant son tournage à Ellis Island avec Bober
- Journal du dehors, d'Annie Ernaux, notations de scènes vues
- Stalingrad, d'Alexander Kluge (montage de documents hétérogènes sur la bataille de Stalingrad, qui vont du compte-rendu d'état-major aux articles de presse en passant par les témoignages des combattants)
- Faits, de Marcel Cohen, notation d'anecdotes, scènes vues
Pour chacune d'elles, il y a un double geste. Prélèvement + recontextualisation par le montage (en fait le geste des cinéastes). On prend du contenu discursif (ou pas, dans le cas d'Arnaux et Cohen, il y a reformulation de choses vues, avec cette utopie du langage neutre), on choisit puis on réarrange dans le contexte littéraire. Le travail formel est celui du montage (et de la versification chez Reznikoff).
Ce qui est déroutant pour lea lecteurice, c'est, comme dans le ready made, la carence créative du matériau de base, ou plutôt son affiliation à un domaine extra-littéraire (administratif, documentaire, la plupart du temps). Il doit alors en tant que lecteurice, parce que le contexte littéraire l'y invite, formuler une interprétation littéraire de quelque chose qui lui paraît à première vue extra-littéraire, donc concilier deux discours aux fonctionnements distincts, hétérogènes (discours littéraire / discours documentaire).
Donc ces œuvres fonctionnent comme des dispositifs, parce qu'elles programment leur fonctionnement sur lea lecteurice ; il semble y avoir un effacement auctorial, puisque son geste d'intervention est minoré (travail de montage, donc travail presque machinique, technique), mais en réalité si l'auteurice disparaît, c'est pour donner un intervalle de jeu d'autant plus grand au lecteurice ; il programme une pluralité interprétative.
Dans le même temps, le geste de montage / recontextualisation du matériau documentaire n'est pas anodin et conserve une dimension créatrice (les cinéastes le savent, lorsqu'iels travaillent à partir d'images qu'iels n'ont pas filmées ; c'est un geste constitutif de la modernité artistique, d'ailleurs, le collage / montage d'éléments hétérogènes et extra-artistiques) ; l'intervention peut être plus ou moins grande. Quand Reznikoff, poète objectiviste, versifie les petits récits qu'il reprend, il appuie sur certains mots, sur certains rythmes. On le voit en lisant attentivement la manière dont parfois il isole un mot seul, ou crée des anaphores qui étaient à peine visibles dans le texte originel. Kluge, lui, en décidant de partir des versions officielles pour mettre à la fin de son ouvrage les témoignages de combattants, déstabilise l'interprétation première qui pouvait être faite de la bataille, et fait se concurrencer des régimes de discours, où on voit où il veut arriver.
Donc si on comprend bien le geste de l'uncreative writing (prélever dans la masse immense des discours qui nous entourent, dans cette société de l'information / communication, puis réarranger ces discours), comme un geste de montage qui tire la littérature vers le cinéma, je pense qu'on peut mieux l'apprécier. Le discours des œuvres produites par ce genre de dispositifs n'est jamais univoque, et ne se trouve pas dans les mots même (ce qui peut dérouter les littéraires), mais dans l'agencement de discours hétérogènes, divers, et la manière dont en s'articulant ils créent des effets de sens.
Pfiou !