La Part inventée de Fresán, lu avec d’autant plus d’impatience que je mettais la main dessus cinq ou six mois après la parution du texte. J’aurai quand même vite déchanté, déjà parce que le bouquin fait quelque chose comme huit cents pages — je n’ai plus la patience pour ça —, ensuite parce que ce n’est pas du tout aussi bien que ce qu’il faisait avant. Léger syndrome
2666, dans le sens où ce mastodonte, par ailleurs présenté comme l’ouverture d’une trilogie, aurait sans doute eu besoin d’un sérieux coup de sécateur et/ou d’un éditeur plus virulent. Toutes les marottes de Fresán y sont — la littérature anglosaxonne, l’enfance, les jeux méta, l’héritage science-fiction —, mais sur un mode à la fois terriblement bavard et pontifiant, presque imbu de lui-même, qui cherche la « Grande Littérature » jusqu’à l’essoufflement. Pas terrible.
Le Protocole compassionnel, lu, comme de rigueur, en vacances, et qui, parmi les bouquins de Guibert, m’aura laissé le souvenir le plus ému : c’est moins contraint, poseur, élégamment aride et beaucoup plus premier degré, tout nu, dénué d’affèterie, sans doute parce qu’il n’était plus temps pour lui de se faire des ronds-de-jambe. Toujours ce sens du rythme extrêmement affuté, enfin mis à profit pour chercher autre chose qu’une mise en scène d’
outcast météorique et byronien. Titre aux petits oignons. Chouette.
Le Voleur d’enfants de Supervielle, que,
storytime, j’avais acheté à un libraire qui, derrière son air bonhomme et ses prix ridicules, refourguait secrètement des poches jamais rendus aux bibliothèques les plus proches : ravi, donc, d’avoir lâché quelques euros pour des bouquins gratuits/volés. Celui-ci ne valait d’ailleurs même pas son prix — c’est un vieux conte sans couleur ni odeur sur un kidnappeur moral et centre-américain qui se retient de coucher avec l’une de ses pensionnaires.
50 Shades of Grey rencontre
Famille d’accueil rencontre Francis Heaulme. Peut mieux faire.
Le Pingouin de Kourkov, l’histoire d’un manchot neurasthénique et d’un écrivain du dimanche qui se fait coincer dans une combine mafieuse à base de pré-notices nécrologiques et de journaux à grands tirages. Roman plus ou moins rigolo — surtout pour la bestiole — assis quelque part entre les satires politiques inspirées de Boulgakov et les questions de littérature plus contemporaine — c’est paru en 2000 — sur la frontière entre le réel et la fiction. Le bouquin n’excelle ni d’un côté ni de l’autre mais se rattrape au moins sur les saillies bilieuses et le comique de situation.
La Route des Flandres de Claude Simon, qui fait plus ou moins la même chose, en plus relou et en moins linéaire, que
L’Acacia : ragoût de souvenirs sabre au clair, petits fantasmes aristos, narrateur(s) tentaculaire(s) et synesthète(s) moins préoccupé(s) de l’ordonnancement chronologique des événements que de leur épaisseur perspectiviste. Dommage, après le premier tiers, qu’il faille se cogner tout le reste alors qu’on sait d’avance à quoi s’en tenir. Long.
Récits de la Kolyma de Chalamov — probablement le symptôme, avec Kourkov et Soljenitsyne, d’un tropisme secret pour les gens russes et/ou le stalinisme au milieu de l’été. Je me souviens d’un peu d’ennui sur les premiers segments et de plus d’enthousiasme pour ceux qui suivent mais le contenu du texte m’échappe plus ou moins complètement : juste le spectre de Pasternak un peu partout, le passage très réussi sur son statut d’aide-médecin après une infection presque mortelle et un travail de gratte-papier avec un type qui dissimule des choses compromettantes sur le dossier de l’auteur/narrateur. Je ne sais plus.
Le Bal des ardents de Clouette, dont je me souviens mieux, sans doute parce que le texte, qui marche assez clairement dans le sillon de Volodine, m’a rappelé beaucoup de ses défauts et pas tellement de ses qualités : c’est le même monde interlope, suant, poisseux, nourri à la fois de littérature(s) de genre et de choses plus académiques, qui se raconte dans une langue souvent compacte, grisâtre et parfois mal rythmée à force de courir après le morceau de bravoure. Un peu l’équivalent, en plus faible, des
Anges mineurs à leur époque : ahanant et mal tenu mais pas dénué de promesses. Il y a bien eu
Dondog trois ans plus tard.
Coma, récit de la crise de foi de Guyotat et de sa résolution, que, j’avoue, j’ai lu de loin, sans y penser vraiment, déjà parce que j’ai tendance à m’en baléc de ses livres et ensuite parce que j’ai peu d’affinités a) avec ses romans à lui, b) avec les mémoires en général et c) avec ce type d’élaborations théoriques très blanchotiennes qui me semblent à la fois manquer de rigueur et se cacher derrière des approximations déclamatoires pour dire somme toute assez peu de choses. Quelqu’un m’en a reparlé trois mois plus tard à propos d’autre chose, j’ai dit que je n’en pensais rien et on m’a répondu que c’était quand même très beau. Pourquoi pas ?
L’Oubli de Foster Wallace, à propos de quoi j’avais écrit ailleurs.
- Hobbes, ailleurs a écrit:
- Deux très, très grandes nouvelles, pas loin, dans un registre moins méta/théorique — encore que : j'ai perdu le lien mais Wyatt Mason fait une lecture intéressante, quoique tirée, du segment titre — de « Vers l'ouest fait route la trajectoire de l'empire » : « Mister Squishy » et « L'Oubli », un peu comme si Primer, le film, faisait l'amour avec Paul Ricoeur.
Je crois que j’ai de plus en plus de sympathie pour les livres tardifs de Foster Wallace, notamment
Le Roi pâle. Je les lis peut-être, en psychologisant, à l’aune de son suicide prochain mais il y a quelque chose de pathétique et de captivant à le regarder, comme auteur et comme théoricien, commettre des livres toujours plus froids, amers, sophistiqués, qui, en bout de ligne, disent tout le contraire de ce pour quoi il militait dans les deux notes d’intention que sont
Infinite Jest et
La Fille aux cheveux étranges.
La Pluie jaune de Llamazares, l’histoire d’un vieillard graphomane tombé en déshérence avec son village déserté qui soliloque en attendant la mort. Plutôt chouette, même si je me suis sans doute senti plus convaincu que séduit par ce très court récit : c’est bien senti et ainsi de suite mais je crois que c’est à la fois bien trop abstrait, crépusculaire, incantatoire et décharné pour que je m’investisse vraiment dans le texte. J’ai dû lire ça dans le train et me dire « OK, c’est bien » avant de m’absorber dans le montant de mon découvert et/ou mes appels en absence.
Héliogabale, premier Artaud depuis longtemps, qui, comme
Van Gogh, me touche de bien plus loin que sa poésie ou ses recherches théâtrales. C’est à la fois une histoire de Rome, un plaidoyer contre le christianisme et, avant tout, le récit très « romanesque » — dans le sens où il ne s’agit pas que d’une élaboration théorique et/ou d’un plaidoyer — de la vie de l’empereur à l’étude, déployé dans le goût très camp et lubriquement paradoxal des écrits de Rodez. Je me suis dit en le parcourant que ça ressemblait très fort à beaucoup de choses trouvables chez Nietzsche, à la fois dans la doctrine et dans les balbutiements d’une politique des genres, mais je ne sais pas s’il y a trop de quoi soutenir la filiation.
Le Château de Cène de Bernard Noël (!), qui réveillait, après Apollinaire il y a longtemps, un tropisme en jachère pour les orgiaques décadentistes et francophones. Un peu perplexe à l’ouverture mais très vite convaincu quand le protagoniste se fait saillir par un clébard plein de stéroïdes au large d’une petite île tenue par la sorcière locale. Pas certain que le dernier tiers, qui prend un tour moins zoophile et plus expressément ésotérique, me fasse autant d’effet. Toujours est-il que ces bouquins très courts, pleins de frénésie libidinale et de perversions troupières, gardent le privilège d’une bonne humeur saumâtre et très communicative. Très bonne lecture dans le métro, surtout le matin à l’heure de pointe.
Zero K, le dernier DeLillo, dont j’ai été surpris de ne pas garder grand-chose. Pas que je sois dément de ses livres en général, m’enfin, celui-ci m’a laissé le sentiment de s’en tenir au minimum une fois posé que la mort est —
scoop — un événement physiologique désagréable mais néanmoins plein de vertus au plan de l’espèce et de l’individu. Reste cette esthétique australe et futuriste qui le distingue, pleine de portes coulissantes, de baies vitrées, de chromes et de relations père/fils extrêmement constipées. Bof.
La Fenêtre panoramique de Richard Yates, dont je ne me suis rendu compte que très tard qu’il s’agissait du texte source adapté par
Les Noces rebelles, vu quand j’avais douze ou treize ans : le rapprochement « à rebours » est assez rigolo dans le sens où tous les moments ridicules du film de Mendes sont déjà dans le livre, notamment l’image du taré officiel qui perce à jour la « folie ordinaire » des bourgeois de banlieue et la scène de course éperdue qui doit faire office de
climax. Plein de bonnes intuitions, j’imagine très nouveau l’année de sa sortie mais un peu gris mis à côté de
Tendre est la nuit — modèle envahissant —, dont la délicatesse ne se retrouve nulle part ici. Très agaçant aussi : cet
habitus de pourfendeur des faux-semblants petits-bourgeois et cette manie de la « révélation !!!!!! » pas si maline et bien trop fière d’elle-même.
Hécate et ses chiens de Morand, encore un Très Court Roman d’Orgiaque Décadentiste et Francophone™ dont je suis ressorti plein d’enthousiasme. Pas de zoophilie dans celui-ci — même si le titre essaie de faire illusion — mais des guirlandes d’enfants souillés par le protagoniste pour faire comme sa petite copine. C’est quand même moins réussi que chez Noël, en partie parce que c’est traité de manière moins
cartoon — donc à la fois plus ennuyeux et moins neutralisé — et que la langue, très forte par endroits, ronronne un peu sur le reste du texte. C’est moins original aussi : il y a beaucoup de
Dorian Gray, un peu de Malcolm Lowry ; ça tape beaucoup dans les
topoi de l’exotisme vénéneux, etc.
Le Froid, qui, comme tous les livres de Bernhard, me laisse une image assez compacte et floue d’imprécations artistement vénères. On fait plus spécifique dans celui-ci puisqu’il s’agit de sa tuberculose et des sanatoriums avec, en filigrane, le cancer de sa mère. C’est — curieusement, vu le reste de son œuvre — plein de notations rigolotes, surtout quand il explique qu’on lui balance littéralement de l’air dans les poumons par voie interne et que ça le fait gonfler comme un ballon de baudruche. À part ça, il n’aime pas beaucoup de monde et galère à cracher sa morve. Étonnamment plaisant.
L’Amant de Duras, mille ans après tout le monde, et presque uniquement à cause de ces deux premières pages surnaturelles qui parlent de son visage détruit. Pas de bol : la langue de Marguerite ne retrouve jamais cette précision nocturne, hallucinante et rythmée au cordeau qui fait probablement de son
incipit l’un des plus beaux de la littérature mondiale. Ce n’est pas mal fait mais on la sent chercher son souffle, quitte à réinvoquer, en plus systématique et bien moins fort, les grands motifs qui faisaient la magie de son entame. Une fulgurance et des scories.
Le Piège de Bove alors que je cherchais
Mes amis. Pas déçu pour autant : proto-
thriller très ambigu sur l’inquisition vichyste et la descente aux enfers d’un
quidam dont on ne peut jamais dire s’il est en train de se faire couler par ses copains ou s’il les embarque à dessein avec lui. Deux cents courtes pages d’un jeu de dupes à la fois drôle et angoissant porté par un petit fonctionnaire frénétique mais impavide, qui alterne les moments de courage et les petites lâchetés. Son épouse est très bien griffée aussi. Franchement chouette.
Les Bords de la fiction de Rancière, avec qui, comme d’habitude, c’est quitte ou double. Ici, plutôt quitte même si je n’en remets pas grand-chose à part que je m’attendais à autre chose étant donné le titre. Pas convaincu du tout.
SCUM Manifesto de Solanas, notable pour son engagement féministe et sa tentative d’assassinat sur Warhol. Un pamphlet de trente pages rigolo, vindicatif et déployé dans une langue à la fois ronde et chauffé à blanc. On a tendance à les oublier derrière leur outrance manifeste mais c’est rempli d’intuitions très justes sur les rapports de genre et de domination. Évidemment tout disposé à me faire éradiquer par un consortium de lesbiennes fortiches et transhumaines réunies en congrégation de super salopes fortiches et armées pour la rigolade.
La Proie et l’Ombre d’Edogawa, dont j’attendais peut-être légèrement mieux même si c’est bien quand même. Encore un Très Court Roman d’Orgiaque Décadentiste™ mais japonophone, qui se paie en plus le luxe de jouer avec les codes du roman policier et du méta. Dommage que les retournements de situation par milliers soient pour la plupart un peu contraints et pas à la hauteur de l’atmosphère
bondage utilisée comme un ressort de roman noir. La deuxième novella, qui tape beaucoup dans « La Lettre écarlate » de Poe, est bien plus rigoureuse mais composée de manière moins iconoclaste.
Bonne découverte surprise avec
Pottsville, 1280 habitants de Thompson, qui raconte l’itinéraire d’un shérif branleur et plein de bonhomie lassé que ses concitoyens ne le traitent pas à la hauteur de ses compétences pourtant réduites. Il décide donc d’en buter le plus possible sans perdre le sourire et commet meurtre sur machination dans une série de sales coups qui ne le privent ni de sa bonne humeur ni de sa rhétorique débonnaire et normande — « je ne dis pas que tu as tort mais je ne dis pas que tu as raison non plus… » Contrepartie suintante et pleine de bonne humeur des romans de Faulkner, avec juste ce qu’il faut de bêtise et d’arrivisme de part et d’autre pour soutenir son protagoniste tueur contre le reste de la population.
Les Racines du mal de Dantec, à la fois plein de bêtise(s), de
cliffhangers crétins, mal édité — la couverture, les coquilles, la ponctuation —, victime d’un goût plus que douteux et en même temps sympathiquement vénère, bourré de trouvailles précieuses, d’aspérités, de morceaux de bravoure désordonnés mais remarquables, le tout sur huit cents pages largement plus iconoclastes et ambitieuses que ce qui se pratique ailleurs, par des auteurs mieux informés sur « l’étiquette du roman ». Je ne sais pas si j’en parlerais comme d’un bon livre mais c’est au minimum captivant et rempli de choses qui méritent d’être lues.
Scalpel, un polar de bonne facture mais pas du tout à la hauteur de sa réputation de sommet du genre. Personnel bien griffé, intrigue menée tambour battant avec ce qu’il faut de petites déviances et de
womanizers machiavéliques sûrs de leur fait, mais pas grand-chose à y voir qui ne se trouve ailleurs dans des proportions similaires. Feuilleté avec plaisir, même si ça reste d’un intérêt tout relatif.
Si Beale Street pouvait parler, pas du tout aussi bien que les autres Baldwin : il y manque beaucoup de la morosité presque silencieuse qui fait toute la tristesse de
La Chambre de Giovanni. Ce texte-ci, plus explicitement politique, s’appuie sur une galerie de personnages un peu monolithiques, archétypaux, sans épaisseur, qui se renvoient la balle dans un crypto-huis clos qui manque à la fois d’envergure et de naturel. Reste l’
excursus à Porto Rico, bizarrement rebranché sur l’ensemble du livre mais un peu plus délié, plus ambigu et, à tout prendre, moins confiné.
Confessions d’un gang de filles de Joyce Carol Oates, qui s’effondre un peu sur la fin mais tourne à plein régime pendant près de trois cents pages. L’histoire d’un groupe de lycéennes dans les années 50 qui se réunissent en une sororité lesbienne marxiste, masculicide et discrètement sorcière pour détruire le capitalisme et le patriarcat. Le texte, publié il y a quand même plus de dix ans, agite un kaléidoscope d’images à la fois iconiques et furieusement contemporaines, comme si
Melodrama de Lorde avait donné naissance à un texte de fiction avec une décennie de retard. Honnêtement conquis malgré quelques longueurs et un final très en deçà.