Kronos de Gombrowicz, qui ne présente pas tellement d’intérêt hormis quand il s’agit de ses coucheries homosexuelles et de ses mauvais rapports avec ses collègues de bureau. Anecdote rigolote : avisant la couverture du bouquin, une petite mamie est venue me voir dans le métro pour me dire qu’elle l’avait connu — Gombrowicz, pas le livre — au Brésil, quand elle était gamine.
Suspicious River de Kasischke, toujours sur la même ligne : j’aime beaucoup le projet du roman, ce qu’il essaie de faire et l’ambition dont il témoigne mais c’est écrit de manière systématique et globalement pompeuse, à coup de métaphores un peu raides, saugrenues dans le pire des cas, et de trois épithètes par substantif. Reste l’atmosphère hivernale, neurasthénique, violemment féministe qui se dégage de cette histoire de prostituée femme de chambre, laquelle réplique autant qu’elle fuit le climat dégueulasse de son patelin pourri.
L’Héritage d’Esther de Márai, qui ne m’a honnêtement pas laissé trop de souvenirs. Un très court roman plein de figures très Osteuropa — le fils prodigue, le jaloux laborieux, la dépossédée volontaire — qui se retrouvent autour des tout derniers lambeaux de la fortune familiale. Je revois le nœud de la fable et l’ambigüité morale supposée s’y épanouir mais j’ai le sentiment après coup que le trouble demeure un peu artificiel, tenu et d’une certaine manière contrefait — un mi-chemin délibéré, très conscient de lui-même, entre Tchékhov et Dostoïevski. Je ne sais pas. Bof ?
Grandes espérances, réécriture très libre et très vénère de Dickens par Acker. La diversité formelle et thématique de ce — mince — roman le rendent difficile à résumer, surtout avec une telle distance, mais je me souviens avoir été très emballé par cet essai de modélisation d’une autre grammaire pour les individus, si tant est qu’on puisse encore utiliser le terme. Il s’agissait, si je me souviens bien, et en recourant à l’intertextualité, les phénomènes polyphoniques, les incarnations successives, etc., de mettre à jour de nouvelles définition du « qui » exprimé dans le texte. Je pense qu'on peut tout aussi bien en parler comme d'une œuvre d'avant-garde littéraire que comme une expérimentation
queer ou, plus largement, comme un produit de l'art contemporain de l'époque. Étant donné le projet, il va de soi aussi que le bouquin butte contre sa propre faiblesse narrative et contre une pente « théorisante » qui piège un peu le récit « dans son temps ».
Price de Tesich, très semblable à
Karoo, à tel point même que les deux livres ont tendance à se superposer dans ma tête : c’est le même portrait doux-amer de l’Amérique de banlieue, parcouru de relations familiales boiteuses, de bons copains qui partent et d’idylles plus ou moins viables. Celui-ci prend les choses plus en amont puisqu’il s’agit d’adolescents qu’on suit de la fin du lycée jusqu’à la vie active. Ça ne casse toujours pas des briques avec la tête mais c’est un petit pavé modeste, crépusculaire et gentiment tire-larmes qui a au moins le mérite de ne pas courir aux grandes maximes quand il essaie — s’il essaie — de dire des choses toutes simples.
1974 et
1977 de David Peace, probablement les meilleurs polars que j’aie lus à ce jour. C’est composé de manière nerveuse, très syncopée, presque psychotique, avec un luxe de détails glauques et une économie de connecteurs logiques qui font qu’on ne se repère généralement que dans la dernière ligne droite, quand tout commence à s’emboîter. Je n’aime pas trop dire ça de cette manière mais je crois que c’est le premier styliste — à compter, par ailleurs, qu'on soit jamais styliste : on a des choses à dire et une certaine manière de les dire — que je rencontre dans la fiction du crime. Malgré l’omniprésence des volutes et deux ou trois réflexes un peu systématiques dans le découpage, c’est très bien dès le début et ça se bonifie au fur et à mesure. Pas encore lu les deux autres volets de la tétralogie. Il faudrait que je m’y mette. Je recommande chaudement.
Anima de Mouawad, un cadeau que j’avais commencé sans enthousiasme mais qui, toute proportion gardée, m’avait séduit sans me convaincre. J’ai retrouvé ce petit mot de l’époque.
- Petit mot de l'époque a écrit:
- Le gimmick est concon en plus de taper, comme la plupart des motifs de Mouawad, trop fort sur des problèmes pas très nouveaux ou d'enfoncer tout simplement des portes ouvertes — la question de l'humanité et de l'animalité, le « passé qui ne passe pas » façon Kertész et son troupeau d'émules sur plus de quarante ans — mais ça ne m'a quand même pas déplu ? Tout est trop gros, trop lourdement codé et trop oraculalre mais, en acceptant bien sûr qu'il n'est pas moitié aussi bon que ce que Mouawad croit/veut, le bouquin n'est ni antipathique ni strictement raté ni dépourvu de souffle et d'une certaine ampleur. Dommage que tout soit si visiblement échadaudé, construit, écrit, plein de jeux de parallélisme et de rappels onomastiques/topologiques qui ne servent à rien sauf à fragiliser un texte pourtant pas très subtil — mais attachant à sa manière reloue/incantatoire/petit chimiste de la littérature contemporaine — avec ou sans les coups de surligneur.
Défaits de Cooper encore, dans une espèce de variation sur Columbine et les fusillades en lycée. Je me rends compte
a posterio que les livres dont il est l'auteur qui me reviennent le mieux — et que, globalement, je chéris : épouse-moi et arrache-moi des membres, Dennis — ressortissent exclusivement ou presque à la pentalogie George Miles. Je me souviens assez mal de celui-ci, si ce n’est que je l’ai trouvé plus attendu et plus nourri de formules que ses meilleurs bouquins, auxquels il ressemble quand même par ailleurs. Sympathique mais pas du tout à la hauteur de ses grandes œuvres.
Le Fol Marbre, toujours Cooper, mais pour une fois la formule change : les meurtres, les viols et les sévices dont il est coutumier se mitigent ici d’une réflexion assez sophistiquée, quoiqu’un peu lourde, sur les propriétés de la rhétorique et plus spécifiquement du langage. Le traducteur est un peu mis à mal, dans le sens où « le fol marbre » — qui décrit la parole thaumaturgique du narrateur et de son père — est conçue en premier lieu comme un anglais très snob parasité par des idiomatismes hexagonaux. Pas évident, du coup, de prendre la juste mesure du livre tant qu’on ne s’y met pas dans le texte. Je m’y collerai sans doute plus tard. En l’état, ça demande encore un peu de développement, même si la mécanique du livre est loin de manquer d’intérêt.
Sukkwan Island de Vann, duquel je n’ai pas pensé grand-chose sinon que la partie «
nature writing », honnête mais sans génie, aurait peut-être mieux fait de ne pas s’embarrasser d’un twist et d’un second volet à la fois mal conçus et tristement
tryhard. L’emphase rampante et l’affectation de froideur y sont sensibles à un point tel qu’elles inhibent toute réaction devant ce fourmillement de détails dégueus mal séquencé par des fondus au noir expressément brutaux, un peu comme un
mash-up entre un bouquin de Stephen King et un «
boy’s book » lu par une voix de GPS. Très vert, très laborieux : c’est bien de se donner du mal, mais pas au point d’en laisser voir les ficelles à chaque page.
Aztèques dansants de Westlake, qui, manifestement, ne ressemble que d’assez loin à ses romans moins rigolards. Pour celui-ci, je pense qu’on peut parler de polar humoristique mené entre la Bolivie et le Pérou, où la poursuite d’une statuette sacrée perdue dans un troupeau d’imitations donne lieu à des tas de situation qui doivent beaucoup aux «
screwball comedies » : scènes de ménage, d’ivrognerie, pantalonnades et quiproquos. Assez marrant dans l’ensemble. Dommage que beaucoup de morceaux bien sentis aient à souffrir de la longueur du texte. On n’est pas loin non plus de ces comédies sans fin dont l’intrigue un peu vague sert avant tout à justifier la succession de scènes qui, hormis ça, n’auraient pas tant de raisons de partager la même bobine.
Un privé à Babylone de Brautigan, toujours dans le registre très vaguement policier et un peu rigolo, mais dans une veine plus discrètement neurasthénique qui, je crois, me touche davantage —
s a d b o i s to the front. Tout le monde connaît l’histoire, d’autant que le bouquin a fait, je crois, l’objet d’une session de J.E. Bouquine, et il m’en reste assez peu de choses, sinon le sentiment tout simple et légèrement visqueux de ce petit décalage presque enfantin, puéril, entre le monde et le réel — qui, en même temps, ne va pas sans une certaine ambiguïté constitutive, dans le sens où le narrateur est moins décrit comme une espèce de Peter Pan ou un débile léger que comme un type très subtilement dysfonctionnel dont l’adhérence décroît au fur et à mesure du livre.
Cœur de chien de Boulgakov, dont j’aurais probablement tendance à dire que c’est sa nouvelle la moins réussie — rien à voir, en tout cas, avec les petits segments très bien menés de
Morphine, qui avaient pour avantage d’être à la fois plus modernes et beaucoup moins convenus. Il y a un peu du
Maître et Marguerite dans ce très court récit, ne serait-ce que par le sous-texte politique, le plaisir de l’anthropomorphisme et l’antagoniste méphistophélique, mais sans ce climat truculent marqué par « le plaisir du mal » dont parlait Baudelaire à propos des
Onze mille verges. Pas inintéressant, même si ça reste très univoque et très classique.
La Chambre de Giovanni de Baldwin, un beau et court roman qui revient sur les arcanes du Paris queer de l’après-guerre : les bars, les mœurs, les gigolos, les papas sucre qui sentent mauvais de la bouche et, au milieu de tout ça, la naissance d’une idylle entre un Italien hystérique et un Américain partiellement refoulé. C’est la posture narrative très « à voix basse » qui donne toute son ampleur au texte : tout y est raconté de manière sèche et distancée, avec une grande économie de détails pour ce qui concerne l’intériorité du personnage principal, de telle sorte que les rares explosions de colères — jamais de son fait — semblent d’autant plus bruyantes et marquées par le désespoir. La fin, notablement cruelle, ne gâche rien.