Je viens juste pour reprendre quelques contresens que j'ai pu lire dans le sujet, très intéressant au passage. J'ai lu le Monde d'Hier et je dois dire que l'ouvrage souffre tout simplement de la pensée "début XXème siècle" de son auteur.

Jimilie Croquette a écrit:

En pleine montée du n*zisme, je donnerais raison à Zweig sur l'analyse que des groupuscules politiques travaillent à transformer l'allemagne en dictature, (coucou Hitl*r) au nez et à la barbe du gouvernement d'alors.
Je suis juste surprise qu'il y mêle les homosexuels ? Première fois que j'entends ça. Surtout quand on sait qu'ils ont été déportés en masse...

-> Il y avait bien une suspicion d'homosexualité élargie à l'ensemble du régime et des petites mains du Reich, en raison de l'amour porté au chef, amour qu'on retrouve dans les régimes se consolidant avec le culte de la personnalité. Il est compliqué de déterminer le degré de cet amour chez les gens, mais cela crée inévitablement des sentiments / des frustrations.

-> Le parti nazi arrive en tête aux législatives de 32, il gagne 2 puis 20 puis 30% de 1925 environ à 1933. L'Allemagne a déjà connu une sorte de dictature militaire, et dans le contexte de l'époque c'est pas choquant. Dans le sens où les européens et les américains bouffent avec les têtes pensantes du parti nazi juqu'en 37-38, et plus si affinités. Hitler arrive derrière von Hindenburg aux élections présidentielles qui suivent (30% des voix pour lui), et le vieux maréchal (qui meurt en 34...) le prend comme chancelier en pensant pouvoir tout lui mettre sur le dos, la crise de 29, les réformes impopulaires, pour le briser et se débarrasser de lui...fait intéressant, début des années 30, les grands patrons sont pas chauds pour soutenir Hitler, faible sur l'économie, puis le réclament en 33. Hindenburg voyait très bien les projets d'Hitler (il détestait ce qu'il appelait "ces socialistes"), mais il était impossible d'imaginer les camps de la mort pour tout le monde, le projet n'était pas lancé, à part quelque théorie restant dans le livre. En gros, dans la presse et l'opinion (sauf quelques "lanceurs d'alerte" affûtés vite menacés) Hitler est un peu sévère avec les juifs, mais reste fréquentable. C'est ce qui est dit dans les ambassades et en Occident. Hindenburg se méfie encore d'Hitler et, de mémoire, en appelle à Dieu une fois qu'il le nomme chancelier. Après, on a l'incendie du Reichstag, communistes accusés, fin des libertés...

Il est frappant de voir la cécité des journalistes de l'époque, au courant des pogroms, mais n'allant jamais écrire dessus. On sait que ça se passe, mais on s'en fiche. On n'a pas attendu Bfm et Cnews pour avoir des journalistes incompétents ou juste occupés ailleurs, tandis que l'histoire bégaie.

-> L'affaire Röhm a beaucoup joué sur l'image homosexuelle. Il y a surtout de la politique, une séparation tragique entre les deux acolytes de longue date (jusque dans la mort Röhm sera fidèle, selon la légende) lorsque Hitler drague le monde de la finance allemande et s'éloigne de la violence des SA qui nuisent à leur popularité à cause de leurs violences excessives. Selon ce qu'on sait, lors de la purge des SA, Hitler lui-même aurait trouvé des couples homosexuels SA dans des chambres d'une pension occupée traditionnellement par le noyau dur de la Section.

-> Les homosexuels sont dénoncés, arrêtés, déportés, tués, par dizaines de milliers en effet. Que les hommes soient homosexuels représente un danger pour la pérennité de la race aryenne. Il faut faire des enfants, protéger la race et assurer l'avenir du Reich. Donc il y a cette idée d'influence néfaste et secrète allant contre le règne de 1000 ans du Reich. Les hommes sont particulièrement visés, car ils sont tout simplement dominants dans la société allemande ; les femmes sont dominées et occupent un rôle de mère au foyer / mère nourricière / socle de l'empire allemand par sa famille.

Les lesbiennes sont dans un cas différent : on estimait que les femmes étaient non pas malades, mais rééducables. On pouvait les marier et leur faire faire des enfants. Ce qui est un "classique" d'une dictature : le ventre des femmes appartient au Parti, non pas aux femmes elles-mêmes. Les femmes sont donc moins visées et peuvent se planquer par différentes manières. Mais elles sont également dénoncées, arrêtées, et pour certaines déportées tout de même - même si les chiffres n'ont rien à voir avec la déportation homosexuelle masculine.

-> Dans les explications "autres" : Hitler dit que l'Allemagne n'a pas été vaincue, mais trahie par des élites déviantes et décadentes, donc juives, homosexuelles, soumises aux nouveaux arts, nouvelles musiques (cf les Années Folles à Paris, les quelques films des fêtes sont plutôt parlants...). Hannah Arendt en parle dans l'Origine du Totalitarisme, les totalitarismes fonctionnent parce qu'ils définissent des cibles faciles et différentes des modèles imposés. On a donc les communistes, les juifs, les homosexuels, les tziganes, tous ceux qui sortent du moule tyrannique voulu par le régime. Elle dit quelque chose d'intéressant : ce n'est pas nouveau, il n'y a aucune innovation politique derrière, mais les populations signent pour mettre en action une exclusion puis une extermination choisies.

De plus, Hitler a bénéficié des énormes erreurs des USA sur l'économie (erreurs répétées encore aujourd'hui sans aucune forme de pression ni remise en question......), il a créé des soupes populaires et il a grignoté les institutions petit à petit, avec Göring président du Reichstag avant 32 - le même qui va lancer la puissance motorisée des chars après lecture de l'Armée de Métier de De Gaulle.

Il y a donc une critique qui doit s'auréoler d'un contexte...dans les journaux on peut clairement être antisémite et homophobe au dernier degré, on en rigole et on laisse l'extrême-droite prendre de l'ampleur l'air de rien.

-> Dernier élément que je trouve possible : le lien antisémite entre Hitler et Wagner, l'attrait ou la fascination des nazis pour la musique de Wagner a été moquée (notamment par le cinéma populaire français) en raison de l'amitié masculine passionnée/passionnelle poussée à l'extrême, que Wagner vivait avec quelques emportements dans sa correspondance - faisant mention de Louis II de Bavière notamment.


En espérant t'avoir éclairé un petit peu !

Mais comment sais tu tout ça ?!
Merci beaucoup pour tous ces rappels et ces éclaircissements !

J'apporte une nuance sur la question des lesbiennes (tout en recommandant au passage l'excellent documentaire Paragraphe 175 de Jeffrey Friedman, sorti en 2000 – le docu tire son nom du paragraphe qui interdisait les relations sexuelles entre hommes, et ne s'appliquait pas aux femmes). Si leurs réseaux et lieux de sociabilité ont bien été détruits, si nombre d'entre elles ont préféré fuir l'Allemagne nazie, celles qui se sont retrouvées en camps ont été déportées sous d'autres chefs d'inculpation (prisonnières politiques ou juives, essentiellement). Il est arrivé que des lesbiennes soient dénoncées par de charmant·es voisin·es comme "asociales" ou déviantes aux normes, mais le lesbianisme n'était jamais retenu comme chef d'inculpation.

C'est-à-dire que pour celles qui étaient homosexuelles, juives et communistes, éventuellement tziganes, roms et/ou handicapées, il y avait de quoi s'inquiéter.

Chef d'inculpation jamais retenu, selon les recherches historiques couvrant tout le Reich, c'est faux. Ce fut très minoritaire mais ça a été retenu. Va-t-on débattre de l'importance ou de l'insignifiance de dizaines de cas "uniquement" ? Pas avec moi.

(Il y a des docus plus à jour sur les dernières recherches, me semble, si jamais).

@JC : j'ai (un peu) travaillé sur la place des femmes et des enfants durant l'Occupation et l'épuration françaises. Et récemment j'ai suivi quelques travaux en cours sur la vie à Berlin entre 33 et 39. On y trouve des choses étonnantes.

pehache a écrit:

Zweig n'est pas franchement un écrivain militant. Son camp ?

je parlais des homosexuels. S'allier à l'extrême droite, bel exemple "contre son camp".

Par ailleurs je vous partage une vidéo en lien avec ce sujet concernant Heidegger et non Zweig, vidéo de Grégoire Simson "pourquoi la philosophie d'Heidegger est fasciste ?" Sa réflexion est identique à la vôtre, mais concernant Heidegger.

https://www.youtube.com/watch?v=MBoPKRvgm9Q&si=HSzuFaTv5B4shNhh

Je crois,( qu'on me détrompe) que Zweig est assez typiquement un intellectuel bourgeois humaniste de son époque, un observateur de la psychologie humaine, grand admirateur de Freud, Trahit-il ce "camp" dans les lignes que tu cites ? Je ne crois pas.


Personne n'a cité "une journée particulière" d'Ettore Scola, qui souligne l’ambiguïté des deux dictatures quant à l'homosexualité, alors je le fais.


Heidegger fasciste c'est du réductionnisme.
Je pense à ce *** de Onfray, consacrant de longues heures à éreinter les "philosophes nazis", docs et citations à l'appui. Et puis, arrive Martin Heidegger. Pas une citation de l’œuvre. Bel amalgame.
Lâche, M.H., à l'évidence. En rupture avec nos sociétés consuméristes étouffant la question de l'être, "la publicité, dernier stade de la métaphysique"... Compromis, bien sûr. Mais "penseur fasciste" ? Prouvez-le moi.
Que Sartre, etc. se soit planté sur Heidegger au point de pomper ses idées, pourquoi pas. Mais son amante Hannah Arendt, autrement plus sincère que le précédent cité, n'en fait pas un nazi.
Bon, je vais aller voir cette vidéo.

Pour la défense de Zweig, il s'est engagé en faveur des homosexuels dans ses écrits, notamment en écrivant Confusion, et politiquement : avec d'autres écrivains et chercheurs dont Sigmund Freud, ils ont adressé une lettre au Comité de droit pénal d'Autriche qui dit peu ou prou (j'ai utilisé Google translate) :

"Nous exprimons de toute urgence notre préoccupation face à la controverse entourant la criminalisation des relations homosexuelles entre hommes adultes consentants [...]. L'homosexualité se retrouve à tout temps et dans toutes les sociétés [...]. Le suivi judiciaire constitue une violation flagrante des droits de l'homme, parce qu'il empêche les homosexuels de pratiquer leur sexualité alors qu'ils ne contreviennent à aucun droit légal [...]. Puisque les hommes homosexuels ont les memes devoirs civils, nous exigeons que le législateur, au nom de la justice, abolisse la clause qui criminalise
l'homosexualité, qui empêche les homosexuels de jouir de leurs droits civiques, de sorte que la loi garantisse une vie décente pour cette catégorie de citoyens. Il est digne de parvenir à la dignité humaine sans discrimination dans une société responsable."

1Le système judiciaire n’est pas la seule institution à faire du tort aux homosexuels en qualifiant l’homosexualité d’acte criminel ; l’Église aussi l’a rejeté. 
2 La lettre était signée par Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Franz Werfel, Jakob Wassermann, Herman Eckel, Hermann Swoboda et Moritz Schlick.

Source : The Image of Man in Stefan Zweig’s Confusion, Mohammed Bah, 2021, International journal of innovation and scientific research

(Article disponible sur Academia : https://www.academia.edu/104359649/The_Image_of_Man_in_Stefan_Zweig_s_Confusion?uc-sb-sw=95453501)

Eh bien écoutez, je suis heureuse d’avoir ouvert ce topic. J’ai appris plein de choses, qui apportent des éclaircissements à ma lecture. Je suis également bluffée par vos connaissances littéraires et/ou historiques.
Ce forum est plein de ressources. :-)

Quant à Stefan Zweig, je ne vais pas me replonger dans son œuvre immédiatement après avoir terminé cette lecture, mais j’y reviendrai assurément. Lequel de ses livres me conseillez vous ? Je reluque « le joueur d’échecs ».

Pas mon préféré, un peu trop mécanique (échiquéen, peut-être?). Je préfère la subtilité de ses nouvelles. La collection Bouquins en propose des recueils pour pas trop cher.

Ah merci bien. Je vais regarder.

Le saviez vous ? L’œuvre de Stefan Zweig appartient au domaine public, et donc, on trouve ses livres en téléchargement gratuit en ligne.

J'avais beaucoup aimé La confusion des sentiments, pour le coup. On recommande régulièrement 24h de la vie d'une femme mais ce n'est pas mon préféré !

J'avais plus apprécié le Joueur que la Confusion, étant joueur des morceaux de bois ça aide. J'ai un souvenir très flou d'Amok et je dois lire ses biographies, notamment celle d'Erasme.

J'ai le souvenir d'avoir feuilleté sa poésie, mais rien de marquant.

Le joueur d'échec et la lettre d'une inconnue sont les nouvelles qui m'ont le plus marqué (le joueur d'échec est plus une novella qu'une nouvelle).
Toutes les nouvelles sont intéressantes.
Sur le domaine libre : 75 ans après la mort de l'auteur (1942+75) = 2017, donc c'est libre !

Je n'avais que lu 24h de la vie d'une femme et j'avais bien aimé