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 Entretien avec Jean-Philippe Jaworski, auteur de fantasy

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Trôme
   
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Trôme  /  Le Chevalier sans épines


Actuellement étudiant en master de lettres, j'ai choisi de consacrer mon mémoire de recherche sur le traitement de l'Histoire dans le récit de fantasy francophone contemporain. Dans le cadre de ce travail universitaire, j'ai contacté Jean-Philippe Jaworski, l'un des auteurs de mon corpus d'étude, qui a accepté de répondre à certaines questions théoriques de ma part. Avec son accord, je mets en ligne notre entretien :

Trôme : Au début des années 2000, la parution de romans historiques comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell (Gallimard) ou HHhH de Laurent Binet (Grasset) suscite une controverse entre écrivains et historiens. Dans la même décennie, vous publiez aux éditions Les Moutons Électriques deux récits de fantasy d’inspiration historique, Janua Vera et Gagner la guerre. Selon vous, la fantasy peut-elle s’approprier des faits historiques ?

Jean-Philippe Jaworski : La fantasy peut naturellement s’approprier des faits historiques. Il existe d'ailleurs tout un courant de fantasy historique ; on peut par exemple y ranger les œuvres de Fabien Cerutti, John Crowley, Guy G. Kay, Pierre Pevel. La fantasy étant par essence de la fiction, et la fiction feignant quelque chose, il va de soi que l’histoire peut lui fournir matière à emprunts et imitation.

Trôme : Certains de vos récits se déroulent dans le Vieux Royaume, un monde secondaire à la jonction entre l'époque médiévale et la Renaissance italienne. Quelles libertés diégétiques la fantasy vous permet-elle par rapport au roman historique ? À quelles limites la conception de votre univers se confronte-t-elle ?

Jean-Philippe Jaworski : La fantasy offre beaucoup plus de libertés que le roman historique, à commencer par celle du démiurge. Nulle contrainte a priori dans la création de la géographie, du personnel, des événements ; même la marge laissée aux anachronismes culturels est beaucoup plus importante. Il n’en existe pas moins des limites à la conception de l’univers. L’intention qui a présidé à cette création va nécessairement l'orienter ; la capacité créatrice d’un auteur est loin d’être infinie ; la cohérence interne de l’univers secondaire apporte des bornes au foisonnement imaginaire.

Trôme : Dans le roman Gagner la guerre, vous optez pour un narrateur intradiégétique non fiable, l'assassin Benvenuto Gesufal, ce qui implique une subjectivation des événements racontés. Le travail de l'historien consiste plutôt à privilégier l'objectivation des faits décrits. Cependant, par les procédés d'écriture et les moyens narratifs employés, la structure du récit peut s'apparenter à une démarche historiographique. Quelle réflexion la fantasy peut-elle apporter sur le rôle de la littérature quant à la reconstitution du passé ?

Jean-Philippe Jaworski : En toute honnêteté, je ne suis pas certain que la fantasy puisse beaucoup nous éclairer sur le rôle joué par la littérature dans l’appréhension du passé. En ayant recours à des narrateurs non fiables, j’ai imité un biais connu de tous les historiens et dont ils se défient avec méthode. Pour donner de la vraisemblance à l’univers secondaire, j’ai subjectivé les témoignages fictifs qui le dépeignent ; cela donne plus d’épaisseur psychologique aux narrateurs personnages ; paradoxalement, en affaiblissant leur crédibilité, cette stratégie confère plus de vraisemblance au contexte où le  récit est fictivement produit. Pour parler net, dans la mesure où le procédé est délibéré, c’est un truc de bonimenteur. Si réflexion il y a dans ce tour, elle porte moins sur le lien entre littérature et reconstitution du passé que sur le rapport qui s’établit entre l’auteur, le texte et le public. Le véritable enjeu réside dans la nature de l’enchantement apporté par la fiction. L’imitation de sources peu fiables n’est qu’un des stratagèmes au service de cet enchantement : en suscitant les doutes du lecteurs à propos de la sincérité du narrateur, il facilite paradoxalement la suspension d’incrédulité au sujet de l’univers dépeint.

Trôme : Dans le même roman, vous mobilisez un imaginaire symbolique de la Renaissance italienne tout en recourant à certains motifs médiévaux (cité moyenâgeuse de Bourg-Preux, duché féodal de Bromael, chevaliers de la Principauté du Sacre). Selon une représentation historiographique, ces deux périodes historiques ont souvent été décrites comme antinomiques. En quoi la fantasy permet-elle d'illustrer les points de tension entre le discours historique et la fiction romanesque ?

Jean-Philippe Jaworski : Pour commencer, je ne crois pas que le mélange entre civilisation médiévale et société Renaissance relève de ma liberté de romancier ; il est fidèle à la réalité historique. Une partie du public possède souvent une perception cloisonnée de l’histoire alors que, dans les faits, Moyen Âge et Renaissance ont longtemps coexisté. Pétrarque, ce parangon de la poésie et de l’humanisme, vit en plein XIVe siècle, fréquente la cour pontificale d’Avignon, traverse la grande peste qui emportera, parmi d'innombrables victimes, sa muse Laure de Sade ; François Ier, le monarque par excellence de la Renaissance, par ailleurs admirateur de Pétrarque, est surnommé le « roi chevalier »  et se fait traduire en moyen français les romans de Chrétien de Troyes ; le dernier grand roman de chevalerie, Amadis de Gaule, est publié en 1508, fait fureur pendant tout le XVIe siècle et est encore le livre de chevet du roi Henri IV au début du XVIIe siècle. Jacques Le Goff a été jusqu’à théoriser un « long Moyen Âge » qui allait du IIIe au XIXe siècle, la période du XVIe au XIXe siècle formant sa troisième époque. Voici pourquoi le mélange des sociétés médiévale et Renaissance que je pratique ne m’apparaît pas comme une liberté offerte par la fantasy, mais bel et bien comme le reflet de mes sources d’inspiration historiques.
Cela étant, je ne prétends pas peindre l’histoire dans mes œuvres de fantasy. Vous le notez vous-même : en raison de sa nature, le discours historique se dissocie du mythe, qui est étymologiquement récit. L’histoire investigue sur le passé, la fantasy invente, brode ou réécrit. Par-dessus tout, la fantasy raconte. Elle peut emprunter à l’histoire comme l’esprit du dormeur puise dans ses souvenirs pour peupler ses rêves de motifs.
Il en découle que la fantasy est l’expression d’une gratuité de la fiction romanesque, qui, me semble-t-il, entre en conflit avec l’ambition de restitution du monde d’une partie de la littérature générale. Elle s’écarte des fonctions instructives, testimoniales ou axiologiques par lesquelles on cherche souvent à légitimer le roman pour privilégier ses vertus d’évasion et de divertissement. C’est la raison pour laquelle on la considère souvent, et à tort, comme une paralittérature. Dans les faits, la fantasy offre, selon Tolkien, recouvrement, évasion et consolation. En d’autres termes, elle agit sur la psyché du lecteur comme le faisaient le conte et le mythe. Toutefois, dans la mesure où elle n’est pas au service d’une idéologie ou d’une Révélation, elle démystifie les instrumentalisations du passé et permet, par comparaison avec des « storytellings » commerciaux, politiques ou prosélytes, d’acquérir un certain recul par rapport aux hagiographies ou aux romans nationaux.

Je remercie Jean-Philippe Jaworski pour sa disponibilité et son amabilité.


Cycle de Chrysopée :
Magnum Opus [roman de fantasy criminelle]
Chroniques séculaires [recueil de nouvelles]

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Moïra
   
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Bravo pour cet entretien, Trôme !
 
Hausmarder
   
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Bravo et merci pour la retranscription !

Sur la dernière question, je me permet de mentionner (même si je pense que tu connais) Tirant le Blanc, roman de Joanot Martotell, qui me parait assez pertinent sur cette thématique de la charnière entre Moyen-Âge et Renaissance, puisqu'il est paru en 1490 ! Il a bénéficié récemment d'une nouvelle traduction et vaut vraiment que l'on s'y investisse. Il faut un peu de courage, car c'est un sacré morceau de 487 chapitres. Mais c'est un roman de chevalerie, écrit par un chevalier, qui comporte de beaux morceaux de bravoure (et d'humour !) et des personnages féminins assez improbables pour l'époque.
 
Mika
   
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Ah tiens, j'avais pas vu passer ce fil ! Merci du partage.

Tu serais chaud pour nous partager davantage ta recherche Trome ? c'est hyper intéressant comme sujet.

(et bon choix d'auteur de fantasy Entretien avec Jean-Philippe Jaworski, auteur de fantasy 1f600 )
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CalimeroBis
   
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CalimeroBis  /  Petit chose


C’est chouette comme tout cet interview. C’est vrai que dans l’imaginaire français on aime bien triturer l’Histoire pour éclairer notre sombre époque. Et choisir l’axe fantasy est courageux car je pense que c’est moins « facile » comme sujet que l’autre axe qu’est la SF française.
Pareil que Mika, chaud pour en lire davantage !
 
Le Trader
   
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Très intéressant, j'aurais voulu en lire pour une heure ou deux ! Surprised
 
Mika
   
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Mika  /  Tentatrice chauve


Au fait, si ça t'intéresse, il y a d'autres interviews de Jaworski et des mémoires analysant son oeuvre :

Pour une fantasy entre rupture et continuité Même pas mort Jean-Philippe Jaworski

file:///C:/Users/aragn/Downloads/POUR_UNE_FANTASY_ENTRE_RUPTURE_ET_CONTIN.pdf

Et sur Reddit : https://www.reddit.com/r/france/comments/6n148e/ama_rencontre_avec_jeanphilippe_jaworski/

Il y avait aussi une interview par la Garde de la nuit, mais je n'arrive plus à mettre la main dessus.

J'en avais lu une autre où il parlait de sa définition de la fantasy (publiée dans un magazine et donc en pdf), mais idem, je ne la retrouve plus !
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Trôme
   
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Trôme  /  Le Chevalier sans épines


Je remercie tout le monde pour vos retours !

Hausmarder a écrit:
Sur la dernière question, je me permet de mentionner (même si je pense que tu connais) Tirant le Blanc, roman de Joanot Martotell, qui me parait assez pertinent sur cette thématique de la charnière entre Moyen-Âge et Renaissance, puisqu'il est paru en 1490 ! Il a bénéficié récemment d'une nouvelle traduction et vaut vraiment que l'on s'y investisse. Il faut un peu de courage, car c'est un sacré morceau de 487 chapitres. Mais c'est un roman de chevalerie, écrit par un chevalier, qui comporte de beaux morceaux de bravoure (et d'humour !) et des personnages féminins assez improbables pour l'époque.

Je ne connaissais pas du tout. Je note la référence !

Mika a écrit:
Tu serais chaud pour nous partager davantage ta recherche Trome ? c'est hyper intéressant comme sujet.

CalimeroBis a écrit:
Pareil que Mika, chaud pour en lire davantage !

Oui, pourquoi pas ? Je partagerai mes recherches avec vous à fur et à mesure de la rédaction du mémoire.

Mika a écrit:
Au fait, si ça t'intéresse, il y a d'autres interviews de Jaworski et des mémoires analysant son oeuvre :

Très intéressant, merci beaucoup ! J'ai commencé à consulter le mémoire sur Rois du monde. Dans le cadre de mon sujet, je me restreins aux Récits du Vieux Royaume, mais Gagner la guerre est évoqué. Ça pourra quand même me servir !


Cycle de Chrysopée :
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Mika
   
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Mika  /  Tentatrice chauve


Citation :
Oui, pourquoi pas ? Je partagerai mes recherches avec vous à fur et à mesure de la rédaction du mémoire.

Chouette, ça m'intéresse beaucoup ces questions.

La fantasy, qui provient à l'origine des récits épiques, des récits de gestes ou des sagas noroises, puisent ses racines dans l'histoire. Encore de nos jours, de nombreux auteurs de fantasy sont des "pillards" comme le dit si bien Jaworski (et je m'inclus dedans !). Nous puisons dans l'histoire et la géographie des éléments qui constitueront notre monde.

J'ai retrouvé l'entretien de la Garde de la Nuit, ici : https://www.lagardedenuit.com/entretien-avec-jean-philippe-jaworski/

Je cite les passages qui nous intéressent :

GdN : Vous avez créé, de même que George R.R. Martin, un monde où il y a beaucoup d’éléments historiques, avec Gagner la guerre. Comment faites-vous vos recherches ? Vous interrogez les universitaires ou alors prenez-vous des inspirations un peu plus fictionnelles, comme par exemple Maurice Druon chez Martin ?

JPJ : Ça dépend du projet. En ce moment j’ai deux cycles en cours : sur le cycle du Vieux Royaume, qui est vraiment de la fantasy canonique avec un monde secondaire, je me comporte vraiment en pillard, c’est-à-dire que, quand j’ai besoin d’une information, ou quand un thème ou un sujet me plaît particulièrement, je vais le placer dans l’œuvre, et parfois c’est a posteriori que je vais chercher des informations. En ce qui concerne le deuxième cycle, les Rois du Monde, qui est de la fantasy historique (même si je discute le terme), la source d’inspiration est vraiment historique. Et même si c’est de la fantasy, parce qu’il y a du surnaturel et que le surnaturel forme vraiment une force agissante dans l’univers, je commence par une documentation assez approfondie. Les découvertes récentes sur l’Antiquité celtique vont souvent à l’encontre des clichés qui peuvent circuler, et en ce sens, l’Histoire peut paraître plus imaginaire qu’un certain nombre de lieux communs qui circulent, et dans l’Histoire que je vais puiser il y a quelque chose qui peut paraître exotique et imaginaire.

GdN : Est-ce qu’en allant à l’encontre des clichés, par exemple ici avec les Celtes, vous ne craignez pas de perdre la connivence avec le lecteur ?

JPJ : Si bien sûr. Aller contre un certain nombre de clichés, c’est toujours risqué avec le public, parce qu’on va aller contre des représentations qui nourrissent l’imaginaire. Mais c’est ce qui m’intéresse. Même si je suis très conscient d’écrire pour un public, j’écris avant tout pour moi, de façon très égoïste, et ce qui m’intéresse c’est de détourner en quelque sorte l’Histoire de sa vocation scientifique pour la transformer en objet de l’imaginaire. Et c’est intéressant quand on va distiller du merveilleux, du fantastique ou du surnaturel, dans le sens où l’on va brouiller les repères du lecteur. Ça permet de favoriser un certain brouillard narratif qui permet d’introduire de façon plus subtile ce qui relève clairement de l’invention de ma part ou ce qui relève du surnaturel. J’ai une approche du surnaturel qui emploie beaucoup de procédés du fantastique, avec une hésitation de la part du public sur la nature des faits qui se déroulent.


Question : pourquoi avoir exclu la série Même pas mort de ton analyse ? Cette saga est carrément inspirée de notre histoire celtique, si bien qu'on ne sait plus bien si on lit un roman historique ou un roman de fantasy. Plus encore que Gagner la guerre à mon sens.

D'ailleurs la drôle de définition fantasy/fantastique basé sur la croyance des personnages ne marche plus ici. C'est la croyance même des personnages en leurs dieux qui amène l'aspect fantasy. En tant que lecteur, leur religion est si présente qu'on ne sait pas si ce que les personnages voient est réel ou non, particulièrement dans Même pas mort, le premier tome, qui nous laisse dans le flou pendant plus de la moitié du roman et ne répond d'ailleurs pas à cette question. Jaworski nous laisse dans le flou, à notre plus grand plaisir Very Happy .
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