Je viens de faire l'état des lieux d'entrée. Trop bien ! Je suis soulagée d'avoir à nouveau un endroit où me réfugier.

Le Concierge m'a gentiment accueilli en m'expliquant les règles élémentaires de la vie collective dans l'Immeuble. Je n'ai pas encore bien compris cette histoire de tri sélectif... on verra avec le temps, sinon je demanderai à mes voisins. Il m'a parlé de restrictions d'eau potentielle au vu des derniers événements, j'espère que ça n'arrivera pas trop souvent, je tiens à ma douche quotidienne.

Sous ses airs d'ours grognon, cet homme cache une faille, je ne sais pas laquelle, mais je la sens. Il y a aussi une tendresse enfouie dans cette grande carcasse qui semble avoir été blessée plus d'une fois dans son existence. Je l'aime bien Umberto, il me touche ; d'ailleurs quand j'ai frôlé sa paume pour récupérer les clefs, j'ai eu l'impression de ressentir la chaleur de la main de mon père... Il m'a dit qu'il viendrait boire un café une fois que je serai installée.

En attendant de mieux agencer ma chambre (j'ai encore trop de choses à déballer), je vais m'allonger par terre pour fumer une beedie en contemplant par la fenêtre le magnifique dattier géant qui trône dans le patio. Il m'inspire déjà.

Je suis en train de terminer de repeindre ma porte. Je commence toujours par l'entrée quand j'investis un nouveau lieu, il faut que je me plonge toute entière dans la couleur pour me sentir chez moi. J'espère que ça ne gênera pas les voisins. Sinon j'ai un peu évoqué mes intentions artistiques pour l'Immeuble au Concierge, il a fait la moue en balayant l'air d'un geste nerveux devant son nez, en ajoutant que les décisions sur l'emploi des espaces communs seraient prises à la prochaine assemblée générale après l'installation des derniers locataires. Je croise les doigts.

Je n'ai pas réussi à m'endormir cette nuit, c'était prévisible avec l'effervescence des derniers jours qui me fait sentir comme un cachet d'aspirine dans un verre de coca. Entre 1h et 2h du matin, j'en ai profité pour découvrir un peu l'Immeuble.

Je suis d'abord descendue au rez-de-chaussée pour prendre connaissance des informations partagées par notre cher Concierge. Je découvre les noms des locataires de chaque étage sur un panneau à droite du hall principal, certains m'intriguent. Je remarque rapidement que la majorité portent une paire de testicules, mais rien n'est moins sûr dans cette ville… car comme se plait à dire mon oncle brésilien Armando : "Les patronymes ne font pas les gonades". Pour jouer, j'essaie de trouver les personnalités qui se rattachent à tous ces noms, j'imagine qu'une certaine mixité sociale est de rigueur ici, en effet le quartier de San Joado est connu pour abriter des gens de la classe moyenne, même si elle se paupérise de plus en plus depuis l'arrivée au pouvoir de Felix Miralles. Je ramasse El Correo posé sur un guéridon devant la loge d'Umberto, je le feuillette rapidement. Les dernières nouvelles ne sont pas réjouissantes, je comprends qu'une sécession se profile avec San Pepegua. Une escalade d'émeutes est à craindre, surtout si les collinards accaparent plus facilement les vivres qui seront distribués dans les jours à venir. Cette situation me fout trop les boules, j'ai juste de quoi me nourrir pour deux jours maxi, après il faudra que j'aille taxer à un voisin généreux. Je repose ce journal de l'angoisse et je remonte.

J'en profite pour aller visiter les étages supérieurs, j'aimerais découvrir des coins sympas pour exposer quelques-unes de mes œuvres et éventuellement faire connaissance. Arrivée au 4ᵉ étage, je sens une odeur étrange qui envahit la cage d'escalier. Je m'approche de l'appartement 401, une fumée glauque et prégnante s'en échappe, elle me prend à la gorge, ce n'est pas désagréable... je me sens plus légère, un peu étourdie, puis sans raison, je décide de frapper à la porte trois fois. Personne ne répond. Je reste plantée dans les vapeurs herbacées deux longues minutes de plus. Je reprends un peu mes esprits et poursuis mon chemin. Après le 6ᵉ étage, il y a une petite échelle de service qui doit mener au toit, j'essaie de m'y rendre pour profiter du panorama sur Aguacope. En vain, un cadenas verrouille l'accès. Il est tard, la fatigue prend le pas sur mes envies de forcer le passage, je décide rentrer me coucher.

En redescendant, j'aperçois une ribambelle de post-it colorés qu'on a parsemés dans le couloir du 5ᵉ étage. Je suis pourtant certaine qu'elle n'y était pas en montant. Je remarque que ce fil multicolore part de la chambre 501, je le suis dans l'escalier en descendant, et je constate qu'il me conduit jusqu'à mon entrée. Troublée, je ramasse quelques papiers. Une lettre est inscrite en capitale sur chaque verso avec toujours les mêmes occurrences : 'H', 'E', 'C', 'R'. Je ne comprends plus rien. Qu'est-ce qui m'arrive ? Le passage à la 401 ne m'a pas fait vraiment du bien, semble-t-il... j'éteins ma lampe de chevet, on fera le point demain.

Spoiler:

J'ai passé la journée à admirer le tableau que tante Rita m'a offert pour mon anniversaire. Je remarque que les initiales E et C sont inscrites en bas du cadre dans l'angle gauche. Rita ne m'a jamais dévoilé le nom du peintre, elle m'a seulement précisé qu'une femme de notre famille avait achevé la peinture à la fin du siècle dernier. Je m'étais fait la réflexion sur la raison de l'emploi surprenant du terme "achever", pourquoi mon aïeule ne l'aurait pas entièrement réalisée ? Encore un mystère !

Cette peinture m'a toujours semblé un peu naïve, belle et naïve. Je l'apprécie pour sa simplicité et bien sûr pour ses couleurs flamboyantes que j'aime aussi étaler sur ma palette. Ma tante savait qu'il me plairait.
C'est marrant... je n'y pense que maintenant alors que je scrute la toile depuis un long moment, mais le dattier du patio aurait très bien pu servir de modèle à l'artiste inconnue. Il existe une ressemblance indéniable. Hier en me penchant par la fenêtre pour évaluer sa hauteur, la majesté de cet arbre m'a encore saisie, désormais j'aime l'idée que sa présence se déploie à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de mon appartement. Il m'enveloppe et ça me rassure.

Le concierge n'est pas passé prendre le café, le mot qu'il m'avait laissé pour s'enquérir du cri entendu la nuit passée ne m'avait pas fait laisser trop d'espoir... Il faut rapidement que j'apprenne à mieux le connaître, en effet je veux toujours savoir ce qui se cache derrière cette acrimonie bien trop prononcée à mon goût. Je me souviens l'avoir aperçu hier quand je contemplais le dattier, il était assis dans le patio, la tête basse penchée vers sol. Il semblait porté tout le poids de l'immeuble sur ses épaules et il m'a fait de la peine.

Je viens de terminer mon déjeuner, j'ai cuisiné un excellent ceviche dont Rita m'a appris tous les secrets de préparation, cependant mon frigo n'est plus bien garni. Je vais aller voir mon voisin de la 302 pour savoir s'il a eu des nouvelles sur la livraison de vivres dans le quartier.