Royaume des Francs, 792. L’heure est grave : Charlemagne vient d'apprendre que son fils d’un premier lit, Pépin le Bossu, a conspiré contre lui. Le roi est loin d'avoir été un père idéal, mais la sentence est sans appel : le jeune traître doit rejoindre un monastère et y demeurer le restant de ses jours. Peu enclin à faire amende honorable et encore moins à devenir un homme de Dieu, Pépin dépérit. L'héritier déchu est loin de se douter que c’est par une entremise des plus inattendues que viendra son salut, avant d'entamer un périlleux voyage vers l'inconnu...

Un récit d’aventures teinté de fantastique dans lequel les voix se croisent et l’Histoire se mêle à l’Imaginaire.

    Fataliste, je scrutais par la petite ouverture le paysage qui défilait. J’avais toujours aimé ce mouvement grisant, cette course sur laquelle je n’avais aucune prise. Pour moi qui n’étais jamais monté à cheval, à qui on refusait la moindre source d’excitation, qui ne pouvais goûter à nulle autre action hormis les gifles que me flanquaient mes frères dans mes jeunes années, tout rois qu’ils étaient, ces images fugaces étaient le summum de ma vie sans surprise. Je les regardais passer devant mes yeux, sachant que je ne les reverrais jamais. Ni celles-ci ni aucune autre. Elles m’échapperaient à l’instant où les portes se refermeraient sur les vestiges de ma liberté. Il me fallait m’en imprégner, retenir la couleur de ces branchages, les odeurs boisées. Je voulais les saisir au vol et ne jamais les relâcher. Peut-être ces souvenirs m’apporteraient-ils quelque réconfort, une fois cloîtré. Mais c’était illusoire. Ils s’estomperaient, comme le reste. Aussi sûrement que j’avais oublié le visage de ma mère, je ne connaîtrais bientôt plus rien que les murs gris d’un monastère. Je deviendrais à terme l’ombre de moi-même, si tant est que j’aie jamais été davantage. Qu’aurais-je pu être si on m’en avait donné les moyens ? J’avais eu du potentiel, certainement, mais il avait été étouffé dans l’œuf, pour ainsi dire.
    Je reposai ma tête contre le cadre en bois de l’attelage. Le voyage entre Ratisbonne et l’abbaye de Prüm semblait interminable. Il ne fallait pourtant que quelques jours pour rallier ma nouvelle demeure. Mais j’étais épuisé, trimballé dans un chariot sombre qui galopait en creusant des ornières dans les routes cahoteuses tantôt sèches, tantôt boueuses.

    Mon père faisait partie du convoi qui m’accompagnait. Il avait insisté pour assister à mon entrée dans les ordres. Il devait prendre un grand plaisir à constater en personne que mon châtiment soit bien appliqué, à me voir redouter cet avenir sans espoir. Il était assis face à moi, mais se gardait bien de croiser mon regard. Il n’aurait rencontré qu’une œillade plaintive, aux confins de l’ingratitude. Plus que jamais, je lui en voulais, même si je comprenais évidemment sa décision. Qu’aurais-je fait à sa place ? Il ne pouvait pas m’absoudre, ne tenait apparemment pas à me faire exécuter, contre toute attente. Finalement, le monastère était l’endroit où il avait toujours eu l’intention de me reléguer, et donc le lieu tout désigné où purger ma peine.

    Entre deux accès de somnolence, je guettais avec intérêt l’extérieur. Plusieurs gardes nous accompagnaient, juchés sur des destriers qui leur conféraient une allure à faire pâlir d’envie les paysans qui s'inclinaient à notre passage.
    À quelques reprises, je fantasmai une évasion. Et si je profitais d’une pause pour m’enfuir ? Il me suffirait de pousser le portillon de ce chariot et de détaler, droit devant moi. Que pouvait-il m’arriver de pire que ce qui m’attendait ? Une flèche qui arrêterait ma course folle ? Si elle me transperçait au bon endroit, elle ne ferait jamais que mettre fin à vingt-deux ans de solitude et de détresse. Dans le cas contraire, la blessure serait bien plus douloureuse et handicapante que salvatrice. Et si je patientais jusqu'à la nuit pour m’éclipser ? Je n’avais pas beaucoup de temps devant moi, c’était le moment ou jamais. Je rencontrerais probablement peu de résistance et aurais toutes mes chances d’échapper à la vigilance de mon escorte. Mais je ne tentai rien. Non, il n’y avait pas d’échappatoire. J’étais cerné de toutes parts, et parfaitement conscient que les gardes me rattraperaient sans peine si je saisissais ne serait-ce que l’opportunité de faire un pas hors de leur champ de vision. J’en serais quitte pour une humiliation de plus et je n’y gagnerais rien. Où irais-je de toute façon ? Ces contrées faites de forêts aussi denses qu’étendues m’étaient complètement inconnues.

    Le monastère était moins sinistre à première vue que ce que j’avais eu le temps d’imaginer. Je ne me sentis pas vraiment soulagé cependant. De loin, je vis mon père saluer le petit homme trapu qui avait ouvert la lourde porte. Il lui parla quelques instants, semblant lui expliquer brièvement les circonstances particulières qui nous amenaient. Le moine hocha la tête d‘un air entendu. Puis le roi me fit signe d’approcher. En traînant la patte, j’avançai vers la vaste enceinte murée et y jetai un œil attentif et méfiant. D’autres moines y circulaient librement, vaquant à des tâches variées, principalement du jardinage. Ils vivaient probablement en autarcie, il leur fallait donc cultiver de quoi nourrir la communauté. Quelques poules se répandaient d’ailleurs en caquetant. Je me fis la réflexion que ce n’était finalement pas si différent de la cour d’une villa royale.