Esyl était assis là, comme chaque matin, face à l'océan. Il voyait dans cet éperon rocheux où il se trouvait comme une forteresse, un dernier rempart contre la destinée. Les vagues venaient s'y briser, avalant à chaque fois un peu plus de cette terre qui faisait son foyer. L'eau bouillonnante d'écume donnait à la mer un relief rappelant des montagnes aux sommets acérés, recouverts de neige. Le vent soufflait lui avec violence vers l'intérieur des terres, couchant la végétation et malmenant son ancrage dans le tuf millénaire. Le spectacle de ce déchaînement de puissance des éléments aurait retenu l'attention de n'importe qui, mais ce n'était pas ce que le jeune homme contemplait.
Lui gardait son regard rivé vers l'horizon. Lisse, infini et immuable, il tranchait avec l'agitation toute proche de la houle et des embruns. Si seulement il avait pu soudain se briser, laisser de côté pour un instant son imperturbable immobilité, pour donner un sens aux espoirs d'Esyl.
Cela faisait des mois qu'il se tournait ainsi vers le large, attendant d'y voir apparaître un signe salvateur. Tous ici avaient renoncé. Ils s'étaient fait une raison, avaient fini par accepter l'inacceptable et vivaient dans l'attente d'une fin toute proche. Esyl refusait de s'abandonner à ce désarroi. Il était convaincu qu'il suffisait d'y croire, qu'il suffisait de ne jamais renoncer, pour que la vie finisse par nous apporter ce que l'on demandait. Baisser les bras, c'était se condamner.
D'abord il y avait eut cette soudaine montée des eaux. Lentement, imperceptiblement pour commencer, le rivage avait reculé, englouti sous des flots avides et insatiables. Personne n'y avait vraiment vu de quoi s'inquiéter, la mer avait toujours été là, elle faisait partie du paysage de Gréamen et portait l'île depuis des millions d'années. Pire, elle avait toujours été perçue comme une gardienne, les protégeant des malheurs de ce monde qui s'était perdu, détruit, égaré.
Et puis ils avaient bien dû se faire une raison lorsque les premières maisons s'étaient retrouvées un matin les pieds dans l'eau. Celle qui les avait toujours nourris avait fini par décider de leur reprendre tout ce qu'elle leur avait offert jusqu'alors. Ils s'étaient retranchés, toujours plus à l'intérieur des terres, la peur s'était emparée de leurs cœurs, vite remplacée par un implacable renoncement. Les anciens s'étaient réunis et avaient fini par annoncer qu'ils ne survivraient pas à la prochaine tempête. Quoi qu'ils tentent, quelques soient leurs rêves, Gréamen disparaîtrait à tout jamais. A partir de cet instant, l'espérance avait perdu sa place, abandonnant tous les insulaires.
* * *
Thaléa n'aurait abandonné son poste pour rien au monde. Perché ainsi dans son nid, il voyait ce qui restait dissimulé au regard des autres. Là où ses compagnons ne trouvaient qu'une étendue bleutée, il découvrait tous les jours de nouvelles nuances, des reflets, des ombres qui attestaient de la vie grouillant sous l'Echo .
Bien peu d'entre eux croyaient véritablement en cet eldorado lorsqu'ils avaient quitté le port six mois auparavant. La légende disait que cette île avait su se couper du reste du monde suffisamment tôt pour ne pas sombrer. La légende prétendait que ses habitants avaient renoncé au confort pour s'assurer une vie meilleure. La légende assurait qu'elle serait le seul lieu à survivre à l'apocalypse qui s'annonçait. La légende. Était-ce un mythe, un fantasme pour ne pas sombrer dans la folie, ou une réalité ? Chacun d'entre eux avait son idée sur la question, son opinion, mais bien peu pensaient pouvoir l'atteindre un jour.
Et pourtant, ils n'avaient pas hésité une seule seconde à embarquer lorsque l'opportunité s'était présentée. Ils avaient abandonné sans se retourner ce monde qui avait été le leur, fait le deuil de leurs vies passées et appareillé vers l'inconnu. Quoi qu'il leur réserve, cela ne pouvait être pire que ce qu'ils laissaient derrière eux.
L'épidémie avait été la goutte de trop, le déclencheur de ce mal dormant qui rongeait la civilisation depuis bien trop d'années déjà. Les pelleteuses, les cheminées, les machines et les ordinateurs avaient fragilisé leur monde, le jetant en pâture aux affres de l'homme. Puis leur hôte avait tenté de leur envoyer un dernier avertissement. Les montagnes s'étaient soulevées, comme révoltées. Les glaciers avaient fondu en une avalanche de larmes, sanglotant sur leur malheur. Les nuages s'étaient assombris et avaient balayé sans relâche villes et campagnes, tentant d'effacer les traces de leurs crimes. Mais cela n'avait pas suffit. Ils s'étaient laissé aller à la haine, à la peur, à la souffrance, à tout ce qui faisait l'Homme depuis sa naissance : la guerre. Quand l'épidémie s'était déclenchée, tuant tout le monde, sans distinction de nationalité, de religion ou d'idéaux, tous avaient réalisé que la fin du monde n'était plus qu'une question de semaines. Nul ne savait comment elle était apparue, qui l'avait créée, ni comment s'en protéger, mais chacun savait qu'il n'y survivrait pas.
Ils n'avaient pas eut le choix. Il fallait partir, même si l'espoir était infime d'atteindre leur but. Quitter toute cette folie et voguer vers cette île dont tout le monde murmurait le nom. C'est lorsque les vivres avaient commencé à manquer et que le rationnement était venu ronger le moral de l'équipage, que plus personne n'avait envisagé de fin heureuse à leur voyage.
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Esyl s'était coupé du reste de la communauté pour continuer à songer à des jours meilleurs. Il fixait l'horizon plusieurs heures par jour, de l'aube au zénith, espérant y voir apparaître un mât. Le monde n'avait pas pu les oublier ainsi. Si leurs ancêtres s'étaient refusés de participer à la corruption de leur planète, jusqu'à il y a quelques années ils continuaient de recevoir des nouvelles des neuf continents. Ils avaient même offert par plusieurs fois l'asile à des nations en détresse, qui s'étaient avérées trop fières pour accepter l'aide de cette communauté d'archaïques comme ils aimaient à la nommer. Puis les radios s'étaient subitement tues, les lettres étaient restées sans réponse et Gréamen s'était peu à peu repliée sur elle-même.
Esyl se souvenait de cet autre monde, à des milliers de kilomètres d'eux, alors certains là-bas n'avaient pas du oublier leur île. Ce qui menaçait aujourd'hui leurs vies s'étaient certainement déroulé ailleurs et ils ne tarderaient pas à recevoir de l'aide pour leur permettre de s'échapper de ce tombeau à ciel ouvert.
Si seulement des arbres avaient pu pousser sur ce rocher, les choses eurent été bien différentes. Chaque habitant aurait donner de son énergie et de son savoir-faire à bâtir un navire capable de leur faire tous quitter cet enfer. Mais le climat était rude, l'air saturé en sel, et les buissons les plus hauts de l'île ne dépassaient pas les deux mètres. Leur seule chance était donc d'attendre l'arrivée d'une aide extérieure.
* * *
Il continuait d'y croire. Le jeune mousse ne quittait plus la vigie depuis plusieurs jours, sautant la plupart des repas, prétextant de vouloir offrir sa ration aux autres. Si personne ne rejoignait plus son optimisme, sa ténacité forçait le respect de tous les marins et rendait leurs journées plus légères, leur peine moins cruelle. Thaléa ne pouvait renoncer, il avait fait une promesse à sa mère avant d'embarquer à bord de l'Echo, celle de rester en vie. Alors il continuait d'y croire, fixant nuit et jour les quatre cardinaux à la recherche du moindre îlot.
Le capitaine leur laissait encore trois jours avant d'être à court d'eau douce. Trois jours au de-là desquels il ne serait plus temps d'espérer, mais de choisir sa mort. Thaléa ne craquerait pas, dût-il repousser les limites du corps humain et apprendre à vivre en buvant l'eau de mer, il trouverait cette île. Bien plus qu'un promesse faite à sa mère, c'était un serment qu'il s'était fait à lui-même, un pacte avec la Terre, les éléments, et toutes les divinités qu'il avait eut le loisir de s'inventer au cours de leur voyage.
* * *
— Esyl, tu devrais renoncer. Profiter de ce qu'il nous reste jusqu'au bout, plutôt que de perdre ton temps sur cette falaise.
Son grand-père était peut-être la dernière personne avec qui il acceptait encore de parler.
— Vous ne direz plus cela quand ils seront là.
— Petit, combien de fois devrais-je encore te le dire ? Ces gens ont détruit cette planète, condamné leurs propres familles et abandonné la raison il y a bien des années. Il n'y a rien à attendre d'eux.
— Je n'attends rien d'eux. Tout repose sur six petites lettres : l'espoir. Il peut effacer toutes les erreurs et nous sauver du pire.
— Puisses-tu avoir raison…
* * *
Thaéla s'en voulait. Il s'était assoupi, une heure seulement, mais c'était suffisant pour avoir laisser filer un indice. Il se cramponna à la vigie à s'en faire saigner les mains, bien déterminé à éloigner l'épuisement par la souffrance.
Harassé, affamé, il ne la vit d'abord même pas. Tout l'horizon n'était depuis longtemps plus qu'une bande floue au travers de ses yeux gonflés, sur laquelle la terre mit un certain temps à se détacher.
— Terre ! Terre en vue ! s'écria-t-il avec enthousiasme, les larmes aux yeux.
* * *
Esyl courait plus vite que jamais, porté par son bonheur immense. Il déboula sur la grande place à toute vitesse et ne put retenir un instant de plus son cri :
— Un navire plein Ouest ! Nous sommes sauvés !
* * *
Ces deux garçons qui ne s'étaient jamais connus se répondaient à distance. Chacun gageant ses semblables de venir à présent contredire tous leurs espoirs. Oui, ils avaient eut raison de continuer à croire. Oui, ce en quoi plus personne d'autre qu'eux ne rêvait avait fini par arriver.
Mais cela ne changerait rien.
+ + +
Atlas jubilait. Enfin l'espoir était de nouveau d'actualité. Les mers avaient eut le dessus sur la surface. Nul n'avait pu s'opposer à sa force, tout avait été noyé et la vie annihilée. Cette île n'était qu'un début, et bientôt l’Atlantide allait pouvoir renaître de nouveau !