JOUR 9

— C’est quoi ? demanda-t-il.
— Montre ?

Il lui rendit son parchemin. Elle y jeta un œil.

— Une liste récapitulative des ressources disponibles à Collins. C’est noté en haut de la page.
— Ha.
— J’écris si mal que ça ?
— Non, non. Enfin… J’sais pas, j’peux pas juger, je…

Il enfonça ses mains dans ses poches et regarda ses pieds, toujours aussi renfrogné.

— J’écris jamais, lâcha-t-il. Je… J’aime pas lire. Et j’aime pas écrire non plus du coup.

Floralla rangea la feuille volante dans son carnet, puis demanda d’une voix douce :

— Tu n’aimes pas, ou tu ne sais pas ?
— J’aime pas, insista Nikaï, un peu tendu. Et… et j’étais pas très… concentré pendant mon apprentissage alors… J’suis pas bon non plus. Mais ça ne veut pas dire que je ne sais pas.

Malgré sa lassitude, Floralla prit le temps d’analyser la situation. Elle se souvenait que Nikaï n’avait pas voulu classer les rouleaux et les livres, le jour où ils avaient dû travailler ensemble aux archives ; elle ne l’avait jamais vu parcourir le tableau des corvées, lire un livre ou écrire une lettre, mais elle y avait vu de la paresse, plutôt qu’une preuve de son analphabétisme. Il lui assurait qu’il savait lire et écrire, mais il l’avait abordée alors qu’elle dormait, avec une page manuscrite à la main, et son embarras crevait les yeux…

Elle tapota le sol à côté d’elle.

— Tu as une minute ? demanda-t-elle, d’une voix très douce. Je voudrais qu’on discute.

COURBE

JOUR 10

Un lien s’était tissé entre eux.

Par la suite, ils s’étaient assis si près l’un de l’autre, pendant leurs leçons, que leurs épaules et leurs cuisses se touchaient. Une ou deux fois, Floralla avait incliné la tête, jusqu’à presser sa joue contre les cheveux noirs de N’kaï. Une ou deux fois, il avait joué distraitement avec l’une de ses boucles rousses, tout en lisant un des textes qu’elle avait préparés pour lui.

Une ou deux fois, Floralla avait eu envie de l’embrasser et avait lu le même désir dans ses yeux couleur orage. Ils n’avaient jamais passé le pas, intimidés, mais ce désir s’était installé dans leurs ventres et ne les avait pas quittés.

Ou, en tout cas, il n’avait pas quitté celui de Floralla. Ils étaient seuls, dorénavant, dans le salon confortable de son weyr. Face à face. Les yeux dans les yeux. Un verre de cidre à la main.

— Tu es très belle, exhala N’kaï.
— Tu n’es pas mal non plus, murmura-t-elle.

COURBE

JOUR 11

Les Éclosions étaient des événements joyeux, mais depuis que N’kaï l’avait quittée, Floralla avait l’impression que ses émotions étaient enveloppées d’un voile gris et ne pouvaient plus se déployer comme autrefois. Elle n’avait plus de grandes joies, plus de grands chagrins, plus d’angoisses. Tout ce qui se passait autour d’elle et qui ne concernait pas Aerith la laissait de glace. Sa dorée était sa seule lumière dans le brouillard, sa principale raison de se lever le matin et d’avancer.

Chaque jour, elle ressassait les moments passés avec le chevalier-bleu. Leurs discussions près du lac. Sa main dans ses boucles rousses. Ses baisers timides dans son cou, qui lui donnaient envie de rire. La manière dont il l’étreignait, certaines nuits, comme s’il craignait qu’elle lui échappe, comme si elle était la chose la plus précieuse au monde. Quand ces souvenirs lui revenaient, des larmes lui mouillaient les yeux et une colère sourde cognait dans son cœur. Elle se sentait stupide – et elle détestait cette sensation.

COURBE

JOUR 12

Les journées de Floralla étaient si chargées qu’elles passaient en un éclair. Certains matins, la jeune femme évaluait le temps qui la séparait du deuxième anniversaire de sa dorée et, à chaque fois, le résultat lui semblait incompréhensible. Les nombres se réduisaient à une vitesse vertigineuse.    
Cinq mois.
Quatre.
Trois.
Deux.
Un.
Quatre septaines.
Trois.
Deux.

*Emeth appelle à l’aide.*

Couchée sur son lit, encore à moitié endormie après une sieste post-prandiale, Floralla eut besoin de plusieurs secondes pour se rappeler où elle était. Il restait moins de dix jours avant que sa reine fête ses deux révolutions et elle la sentait très agitée, très grincheuse, comme Stirwen l’avait prédit.

*Emeth nous appelle* insista Aerith, agacée.

COURBE

JOUR 13

Le dix-huitième jour du huitième mois, Floralla se leva avec une appréhension sourde. Elle s’attendait à trouver un petit Rukbat dans la caverne attenante à sa chambre, plutôt que sa reine bien-aimée, et éprouva donc un soulagement indicible en découvrant la dragonne éveillée, en train de la regarder avec ses grands yeux bleus, pleine d’amour, comme chaque jour depuis son Empreinte.

*Bon anniversaire, ma chérie* lui glissa-t-elle, en enlaçant son museau.

Aerith était si grande, dorénavant, qu’elle ne parvenait plus à nouer ses bras sous son menton. Comme l’avaient prédit les gens du Weyr, elle n’avait pas hérité du gabarit impressionnant de sa mère Naelith et s’était même maintenu sous la moyenne des reines, tout comme Gammath se trouvait sous la moyenne des bronzes… mais elle avait la délicatesse des plus belles.

*Bon anniversaire ? Qu’est-ce que ça veut dire ?* s’enquit Aerith.
*Que tu as deux révolutions et que bientôt, très bientôt… tu seras prête pour ton vol nuptial.*
*Pas aujourd’hui* décréta la reine, en pressant amoureusement son museau contre son ventre.

COURBE

JOUR 14

La tenture qui fermait le weyr nuptial bougea, et N’kaï montra son nez. Floralla jeta un coup d’œil à sa gauche, pour être sûr que son partenaire de vol n’avait pas disparu : il était toujours là, toujours identique à N’kaï et toujours aussi furieux.

— Salut, Flo, marmonna son ancien amant. Et salut C’yan.

Si un regard pouvait tuer, Orkanth et Faith se seraient aussitôt jetés dans l’Interstice. Comme elle ne pouvait pas regarder les deux hommes en même temps, elle se concentra sur celui qu’elle connaissait le mieux : le chevalier-bleu debout devant les tentures.

— Qu’est-ce que tu fais là ? croassa-t-elle, furieuse.
— Je venais te sauver ! Et le virer, parce que je savais que tu serais pas contente de le voir ! Mais les chevaliers-bronzes ont pas voulu me laisser rentrer, ces crétins ! Alors, euh…

Il avala sa salive, puis continua :

— Alors voilà, je suis là pour te dire que lui, c’est pas moi, même si son visage, c’est moi, mais en fait non, parce qu’on se ressemble pas du tout ! Lui, il a un bronze et moi un bleu, et je voulais pas que tu penses que c’était moi, alors qu'en fait non, c’était pas moi. Tu vois, c’est lui le méchant !

COURBE

JOUR 15

Mal installée dans les gradins, Floralla avait rêvé de retourner dans son weyr, dans son lit, une fois la ponte terminée. Sa dorée n’y avait pas vu d’inconvénients, obsédée par sa première couvée, mais la dame-dragon s’était curieusement sentie aussi mal sur sa couche sur la pierre dure des gradins. Savoir que le weyr de sa reine était désert, à quelques mètres d’elle, la mettait mal à l’aise. Elle se sentait seule. Zag, sensible à son trouble, s’était couchée au creux de son épaule et lui avait envoyé des pensées pleines d’amour, mais il n’avait pas pu combler le vide dans son cœur.

Sa dorée était toujours là, bien sûr, dans le même Weyr et dans sa tête, mais… elle lui manquait. Elle lui manquait terriblement. Elle lui manquait tant qu’elle s’était décidée à retourner dans l’Aire d’Éclosion la nuit suivante ; bercée par la respiration calme et profonde de sa reine, elle s’était endormie très vite et avait fait des rêves agréables.

COURBE

JOUR 16

Au même moment, un des plus gros œufs de la couvée remua, un coup sur la droite, un coup sur la gauche. Il bascula ensuite en avant, percuta un œuf bleuté et se fendit sur toute la longueur, délivrant un bronze au long cou. Quant à l’œuf bleuté, il se craquela sous les coups maladroits d’une verte. Un peu sonnés par leur éclosion, les dragonnets vacillèrent et se bousculèrent une nouvelle fois alors qu’ils tentaient d’avancer sur les Sables ; criant et geignant, ils se piétinèrent les pattes, les ailes, la queue, jusqu’à ce Tarnack intervienne pour les séparer.

— Non ! s’écria Floralla.

Les dragonnets s’agitaient et balançaient des coups de patte sans se soucier de ce qui se passait autour d’eux. Le candidat avait de grandes chances d’être blessé dans l’entreprise…

*Tout ira bien* assura Aerith.

Pourtant, le bronze venait de donner un violent coup d’aile à Tarnack, déchirant sa tunique et l’épaule qu’elle couvrait. Un peu de sang rouge tacha le blanc. Le candidat recula, puis se figea, comme hypnotisé par le dragonnet en face de lui.

Carth, pour T’ar.

Quant à la verte, elle put compter sur le secours d’une jolie jeune fille avec un nez en trompette.

Nyaneth, pour Aldine.

COURBE

JOUR 17

AElles trinquèrent, puis burent une petite gorgée de vin.

— Est-ce que tu as une liste de bonnes résolutions pour la Nouvelle Révolution ? s’enquit Floralla.
— Non, je ne les tiens jamais. Je vais juste continuer ce que je fais actuellement… Être une bonne-dragon, continuer à m’entraîner avec Kalyath pour les prochains Jeux du Weyr, voler sous les Fils… Il me semble que c’est déjà pas mal.
— Je suis d’accord.
— Et toi ?
— Un peu comme toi : continuer à être une bonne dame-dragon pour Aerith et une bonne maîtresse de lézard pour Zag, faire honneur au Weyr de Nelva… et être là pour mes amies.
— Ha ! Oui ! Ça, c’est un très bon ajout : je veux continuer à être la meilleure des amies pour toi.

Elles échangèrent une œillade complice, puis entrechoquèrent une nouvelle fois leurs verres, alors que les tambours annonçaient minuit.

COURBE

JOUR 18

— Stirwen m’a dit de rentrer. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On a perdu un dragon, dame Floralla, lui avoua un des jeunes soigneurs de dragons, très pâle. Elle… Elle a réussi à rentrer au Weyr, mais elle était déjà à l’agonie… Les Fils…

Il se toucha la mâchoire, comme s’était à court de mots pour décrire ce qu’il avait vu.

— Ils avaient commencé à ronger l’os… et la jugulaire… Elle… Elle saignait énormément… Tout a été très vite…

Anya intervint et attrapa les mains de Floralla. La jeune brune avait troqué ses nœuds de guérisseuse contre ceux d’aspirante-dorée depuis une révolution, mais elle continuait à s’investir corps et âme auprès des blessés, surtout après les Chutes.

— On n’a rien pu faire, résuma-t-elle, clairement.

L’émotion brillait dans ses yeux mais elle ne pleurait pas. Elle gardait la tête froide dans la tourmente, comme devait le faire une bonne dame-dorée. Floralla avala une goulée d’air.

— Qui ? demanda-t-elle.
— Kalyath.
— Et Féarielle ? hurla la Talloise.
— Elle est vivante, mais…
— Mais ? explosa-t-elle.
— Quand Kalyath s’est relevée et s’est envolée pour la dernière fois…

Elle secoua la tête. Le soigneur qui se tenait près des deux dames-dorées prit le relai :

— Féarielle a échappé aux mains des guérisseurs, elle a voulu la rejoindre, mais elle est tombée, et…

Il avala sa salive.

— Elle a hurlé puis…
— Puis ?

Floralla broya les mains d’Anya dans les siennes.

COURBE

JOUR 19

Les jours passèrent, puis les septaines. Une. Deux. Trois. Tous les jours, Floralla allait rendre visite à Féarielle et tous les jours, elle se retrouvait face à une jeune femme éteinte, pâle, maigre, presque sans vie. Son amie ne disait pas un mot, ouvrait à peine la bouche pour manger la bouillie qu’on lui donnait. Certains jours, Floralla pouvait voir ses yeux fauves, fixés sur un horizon lointain ; d’autres jours, la maîtresse de feu Kalyath gardait les yeux résolument fermés pendant toute la visite.

La dame-dorée lui tenait la main et lui partageait les potins du Weyr. M’jek et N’kaï s’étaient disputés en plein milieu de la Caverne Principale. Danielle laissait ses cheveux repousser et avait abandonné ses bandes de poitrine, ainsi que ses tuniques informes ; elle visitait les Forts et en revenait avec des vêtements bien coupés, qui mettait sa taille et sa poitrine en valeur. R’lam et elle s’étaient réconciliés et passaient de nouveau des heures ensemble, à bavarder et se taquiner. Les dents de Tarmia commençaient à pousser et la petite montrait à Nève qu’elle hérité des poumons de sa mère…
Le dixième jour du troisième mois, comme tous les jours depuis la Chute, Floralla marcha vers l’Infirmerie après son petit-déjeuner.

Soudain, un cri la glaça.

— Floralla ! Qu’on amène Floralla !

COURBE