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 [Apt 301] - France Labitte

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France Labitte
   
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France Labitte  /  Homme invisible


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Appartement 301 - Nuit 

Les eaux montent. Comment ne pas se réjouir que les eaux montent ? 

Fillette, et honteuse, jamais innocente déjà, prise sur le fait toujours, je me souviens avec nostalgie et émotion de la platitude du monde. Il y avait les autres enfants, des figurants ; et puis les adultes, des spectres ; moi, libre à l'adresse croissante ; et tous les objets que j'avais ; et tous les objets que je convoitais ; et les causes, toutes sortes de causes, et bien sûr, elles devaient se ramasser en conséquences.

Parmi les adultes, il y avait les Visages Souriants et puis ceux qui me donnaient de ces volées rarement volées. Je devins à un âge très précoce météorologue de leurs humeurs.

Mademoiselle Justine du catéchisme était préposée au crachin. Elle corrigeait mes camarades d'un coup sec sur les doigts, avec sa règle d'institutrice du dimanche. Bien vite, c'est mon derrière qu'elle exigea que je lui présente. J'avais commis un jour une erreur impardonnable d'après cette experte de la bonne nouvelle. Je priai.  

"Je suce, crie, seigneur, fil de Dieu". 

Mon premier blasphème était innocent, je le jure - je lisais mal, voilà tout. J'admets que ceux qui suivirent étaient coupables, mais guidés par un goût pour l'expérimentation et toujours fructueux en conclusions. Ainsi, j'appris combien il était aisé de contrôler son cul de poule et je déclenchai à l'envi de remarquables tempêtes de postillons. 

Il y avait les sourcils froncés de monsieur Gorin, le boulanger, enfarinés chaque fois que je le voyais : homme d'une remarquable constance, à ma simple vue, il s'essuyait toujours le front, du front de la main pour se retenir de m'en coller une ou avant de m'en coller une. Parfois, je volais du pain et il ne disait rien ; parfois, je laissais des traces de main sur la vitrine, et c'était la neige, c'était sa farine qui se répandait autour de nous. 

Je devins experte de la lecture - des visages tout du moins, mais j'étais aussi très bonne en calcul.  Comment ne pas mentionner mon frère, Charles ? 

Parfois, un surplus de souvenirs sature la mémoire aussi efficacement qu'un "blanc", un oubli, une paralysie soudaine du cerveau et peut-être irrémédiable car je ne vois que des circonvolutions, c'est un labyrinthe, et j'y erre, j'en suis volontiers les longues allées, suivant docilement les plus petits sentiers, menant à toutes les impasses nécessaires, où que mes pieds m'emmènent en-dehors du corps du sujet. 

Disons simplement que je ne faisais jamais rien qui plaisait à ce brave Charles. Il me rossait. Je découpais ses cravates aux ciseaux. On me rossait et on remplaçait ses cravates. Alors avec ses cravates neuves, je faisais des sous : "un franc la cravate à charlot, mesdames et messieurs !" Pluie de bonheur et de petite monnaie ! Je savais aussi dire la vérité et n'est-il pas vrai que le crime paie ?  

Quant aux Visages Souriants, que dire ? Rien d'utile, c'est le ciel bas, gris-bleu, ennuyeux. Quand je ferme les yeux, et que je me remémore leur visage unique, leurs lèvres ne se desserrent jamais et j'entends pourtant : "de l'eau a passé sous les ponts, France, détendez-vous".

J'éteins mon cigare sur le rebord de la fenêtre de mon salon. J'attends un peu que l'air s'assainisse et je regarde la place que domine mon appartement. Je la déteste. Je déteste cette fontaine qui y trône comme je-ne-sais-quelle oeuvre d'art. Je déteste ce qui remue, recycle, répète, l'eau emprisonnée en circuit fermé dans des tuyauteries abominables et rarement discrètes, qui ne rafraichit personne et fait un bruit assourdissant quand de braves et honnêtes gens - et moi - voulons simplement dormir. Enfin, elle est silencieuse. Sèche. Vide. 

"De l'eau a passé sous les ponts, France, détendez-vous".

J'ai sommeil. Alors je fume et je ressasse. De l'eau passe sur les ponts... de l'eau est en train de passer au-dessus des ponts... Je me penche par-dehors, et je crie un long, puissant, euphorique et presque patriotique :

- Agua bon !

Je ferme la fenêtre et je vais dormir.


Dernière édition par France Labitte le Dim 29 Oct 2023 - 23:05, édité 5 fois (Raison : Mise en cohérence : la fontaine est vide. / Correction de fautes d'ortho)
 
France Labitte
   
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Appartement 301 - Jour

Les nouvelles ne sont pas bonnes.

Depuis que j'ai quitté la France, j'ai l'habitude d'avoir des placards pleins. C'était à l'origine un moyen de m'ancrer, d'appartenir à un endroit et d'avoir une raison d'y revenir. C'est devenu une habitude et c'est aujourd'hui ma bénédiction : depuis que les pénuries ont commencé, je n'ai pas eu à me plaindre.

Mais à présent que les parachutages de denrées essentielles ont commencé, la vigilance s'impose. Je n'ai jamais cru aux cadeaux du ciel et d'ailleurs, je n'ai réussi à récupérer par moi-même que des vêtements, dont je n'ai guère besoin. Donc je me rationne. J'ai fait la tournée de mes commerçants habituels pour évaluer l'état de leurs stocks officiels, de leurs stocks officieux. J'ai fini par acheter à prix d'or à Esteban, mon fleuriste depuis des années, des conserves de maïs et de haricots et deux bidons d'eau claire.  Je ne sais pas encore comment mais il est clairement en relation avec un réseau de distribution efficace. D'un coup d'oeil, j'ai repéré des transpalettes pleins dans l'arrière-boutique, pauvrement camouflées sous une bâche mal ajustée. Les critères d'attribution de ces ressources sont opaques. Qui cela étonnerait ? Un Français ?

Je ne suis plus rémunérée de mon travail de guide, en l'absence de touriste et de moyen d'accéder à San Pepegua, qui semble à présent aussi éloigné que Pékin. Je mesure le risque de manquer de ressources. Au téléphone, André me dit de foutre le camp, que ça va péter. Il me supplie de rentrer. Quel idiot. Quelle patate...  Et rentrer où ? Mais il a raison. Il y a du danger. Il y a du danger dans cet immeuble-même. Je connais tous mes voisins. Oh, pour la plupart, je ne leur ai jamais parlé. Généralement, vous n'avez pas besoin d'ouvrir la bouche pour que je vous connaisse.

Je rumine comme un lion en cage. Une angoisse insupportable m'étreint depuis ce matin. Passe la violence, passe l'incertitude, mais l'eau ? Manquer d'eau ? Et l'enfermement... Je ne suis pas faite pour l'enfermement. Beaucoup de gens disent cela. Je sais d'expérience que je ne suis pas faite pour l'enfermement.

J'ai installé à mes fenêtres et sur mon balcon tous les récipients que je possède pour récupérer autant d'eau de pluie que je peux et voilà quelques jours que j'observe mes pommes de terre rabougrir en me demandant s'il serait dément de les planter... J'ai aussi constaté qu'il serait aisé de percer un trou dans la gouttière qui passe à côté de ma fenêtre de salon pour en détourner l'eau et irriguer ces plantations de fortune... J'ai subtilisé une quantité raisonnable des dattes du patio et je m'en réjouis : peu de fruits se conservent et nourrissent autant. Je crois qu'on m'a vue. Regardez-moi donc...

Ca me fait penser... Je regarde sur internet : trois mois au mieux. Allez, je vais sur mon balcon, j'arrache mes Impatiens et je plante dans le seul terreau qui me reste mes pommes de terre à contre-coeur.

J'utilise tout l'excédent de tissus que je possède à présent pour camoufler mes efforts et je laisse le surplus pendre par le garde-corps, qu'il s'imbibe d'eau aussi. Pour la gouttière, nous verrons plus tard. C'est déjà une journée bien employée.

Quel merdier... Je me saisis du cigare de la veille, j'en coupe l'extrémité écrasée, et je continue de regarder cette foutue fontaine... Je regarde tous ces malheureux s'y précipiter avec l'intention d'y boire, de s'y laver... Comment auraient-ils pu espérer qu'elle soit encore alimentée ? Cette eau aurait-elle même été potable ?

Et un Visage Souriant me revient comme une vision, aux lèvres toujours soudées : "ne jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau".

J'ouvre le robinet de ma salle de bain qui tousse de l'eau marron. 

Je me souviens soudain de ces pastilles utilisées pour rendre l'eau potable. Où trouver cela ? Chez un pharmacien ? Le mien est mort étouffé par la boue dans son officine, comme cent cinquante mille autres voisins...

Mais je trouverai.


Dernière édition par France Labitte le Dim 22 Oct 2023 - 11:34, édité 1 fois (Raison : Mise en cohérence : la fontaine est vide.)
 
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Appartement 301 - Jour

Il pleut ! La rue est plus calme... Les zonards et les encolérés sont allés se réfugier. 

Il pleut et cela n'augure rien de bon. L'averse dure depuis au moins une heure. La fontaine reprend ses jongleries.

Pendant que je regarde se remplir mes casseroles, mes assiettes creuses et tous les récipients de fortune que j'ai alignés vers le ciel, je me lave avec un gant de toilette, et je me demande quelles conséquences cela va entraîner sur les inondations.

Au troisième étage, je devrais être à l'abri... mais les glissements de terrain ? et les glissements d'humeur ? 

Je vérifie méthodiquement toutes les planques de mon appartement. 

Il y a quelques caprices auxquels j'ai cédés au cours du temps : des objets de valeur, des défis, des pulsions de kleptomanie sans doute. Ils sont rangés dans une pagaille sans nom et mélangés avec tout un tas de bibelots de pacotille.  

Il y a le beretta que j'ai acheté ma première semaine ici. Je l'ai nettoyé trois fois cette nuit.

Et maintenant, il y a des dattes juteuses et pleines de calories. 

Surtout, il y a du liquide que j'ai accumulé patiemment en travaillant ardemment depuis presque vingt ans que je vis ici. Du liquide... ah... A quoi va-t-il me servir maintenant ? 

Il ne serait pas raisonnable de retourner voir Esteban par un temps pareil et augmenter mes rations ne présente pas d'intérêt stratégique à ce stade. 

Mais je dois dépenser cet argent avant qu'il ne perde toute sa valeur, au moins une partie. Je pense tout à coup au concierge...
 
France Labitte
   
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Appartement 301 - Jours et nuits

Les jours et les nuits avaient passé et France n'allait pas bien. 

Elle avait observé par la fenêtre de son salon une tente s'installer et camoufler heureusement, et piteusement, la sinistre fontaine qui jadis se dressait fièrement, mais où désormais des âmes perdues allaient boire ce que les averses avaient généreusement déposé mais ce que leurs bouches avides avaient probablement aussitôt infecté...

A l'érection de cette tente, tentative dérisoire d'ordonner le chaos politique et météorologique du dehors mais tentative fructueuse d'en camoufler les expressions les plus misérables, les plans de France s'étaient effondrés. Elle avait prévu de faire profil bas. Que faire à présent ? Se déclarer semblait périlleux : se déclarer étrangère était risqué et déclarer sa conformité avec une autorité inconnue et contestée serait suicidaire. Analphabète d'Aguacope, elle ne connaissait pas grand chose de son pays d'adoption et n'avait pas les moyens de se repérer. Alors intriguer... 

Cette tente à la proximité apeurante, et ensuite ce courrier qu'elle reçut l'enjoignant de se présenter, dressaient une menace qui avait pénétré son petit fort et c'était la source d'une angoisse grandissante engourdie seulement par le travail ou la chimie : de la discipline, et de longues siestes facilitées par du valium de fond de pharmacie. 

Elle s'organisait. Elle continuait à assurer son autonomie, préparait des corvées, les accomplissait... Cela l'aidait à calmer la grande peine que provoquait la vision accablante et pleine de réalisme qu'elle avait de son naufrage imminent, de sa noyade, d'une disparition inéluctable et elle gobait un valium. 

Elle jeûnait ou elle consommait quoi qui avait une date de péremption dans son frigidaire. Quand il fut vide et qu'il lui fallut entamer sa première conserve, celle-ci dura trois jours pleins car elle en fit une soupe diluée dans beaucoup de larmes. Seul luxe : dix dattes par jour. Cinq au matin, avant ses corvées d'eau et de Beretta, cinq le soir en récompense de ses efforts. Elle les mordait, les laissait fondre, et suçait le noyau tout le jour... En somme, elle avait faim. Quoique ses réserves étaient bonnes, elle avait faim car qui sait de quoi demain sera fait ?  Elle savait être cigale, être butineuse... mais le choléra... Elle goba un valium et redevint besogneuse.

Se ravitailler et mettre un pied dehors était une idée intolérable qui rendait aussitôt ses gestes fébriles, sa respiration courte et son moral était au plus bas... Seule l'action et le travail l'en délivraient. Par exemple, minutieusement, elle avait coupé les canalisations de son appartement et scellé mécaniquement les arrivées et les sorties d'eau, sauf celles des toilettes indépendantes et de leur petit évier d'eau froide près de l'entrée. Il y a longtemps qu'elle avait abandonné toute toilette de toute façon...  Elle tremblait que ses réserves d'eau, remarquablement entretenues, soient souillées ou perdues car chaque fois qu'elle collectait la pluie, elle la transvasait dans les éviers de sa cuisine et de sa salle de bain et, maintenant qu'elles allaient croissantes, dans sa baignoire. 

Elle travaillait dur à rassembler ce trésor. Chaque fois qu'il pleuvait, elle besognait à quatre pattes, trempée, contrôlant ses réservoirs de fortune, les écopant une fois pleins, les replaçant une fois vides, camouflée au mieux par le linge qu'elle avait pendu aux rembardes, pour assurer la clandestinité de sa survie, certes, mais aussi pour optimiser la collecte : laissant à son sort le pan public côté rue, elle essorait avec vigueur le pan invisible côté façade, tout aussi imbibé. A ce stade, elle devait avoir amassé près d'une quarantaine de litres d'eau, pour moitié de l'eau de pluie, et pour moitié de l'eau claire, courtoisie d'Esteban. Seuls les bidons d'Esteban étaient étanches. 

Tout ce temps passé à s'activer côté ciel l'informa aussi côté terre. France ne connaissait pas Aguacope, certes. Elle en connaissait les rues, la population, la cuisine, et l'épice, son sel, mais l'histoire ? la politique ? Rien de tout cela, à part les généralités que son travail de guide lui permettait d'inventer pour moitié.  En revanche, combien elle était douée pour comprendre les gens, lire leurs intentions et déchiffrer leurs humeurs...  Elle avait observé le défilé de ses voisins, leurs tâtonnements dociles, feints ou vraiment craintifs. Elle avait aussi aperçu l'allure vive et énervée de Riviera, comme celle de monsieur Carballar, deux caractères que pourtant tout opposait. C'était indéchiffrable. Comment était-elle sensée se situer dans ce jeu insensé ? Elle goba un valium.

Et le jour où elle vit Esteban entrer conquérant et sortir la queue entre les jambes, elle sut qu'elle ne pourrait pas jouer défensif plus longtemps... 

Elle commença par optimiser ses planques.  Le Beretta fut planqué dehors. 

Les conserves : pour quart resta dans les placards, pour moitié fut dispersée et chichement cachée, où que quiconque allant fouiller se féliciterait d'avoir vite trouvé, et le quart restant fut glissé dans la ventilation mécanique de sa salle de bain, au-dessus de la baignoire : il fallait prendre le risque d'y tomber pour s'y aventurer... Elle y répandit diverses épices et du terreau de ses jardinières, quoi qu'y puisse faire croire que c'était de l'eau croupie venant de la fontaine maudite qu'elle faisait décanter.  Après tout, l'eau contaminée pouvait très bien être bouillie et la conserver devait être admis comme étant courant et admissible. Quand bien même France ne l'aurait guère acceptée en réalité, terrifiée par la maladie bleue, c'était une excuse acceptable...

Quant aux dattes, qu'elle avait à peine entamées, elle ne savait qu'en faire. Elle goba un valium, laissa la plaquette à moitié-vide dans le vide-poches de l'entrée, et s'observa dans le miroir : son visage était encore plus émacié et ridé que de coutume.

Elle se fit belle.
 
   
    
                         
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