La mythologie tenerios résiste, définitivement, à la retranscription écrite ; qui ne comprend pas cela, ne comprendra pas l’aspect brouillon, organique, irrationnel quelque fois, des mythes que j’ai tenté ici, vainement quelque fois, de traduire dans une langue inscrite dans la pierre. Inscrite dans la pierre est l’expression par laquelle nous pourrions traduire le mot qui désigne, dans la langue tenerii, notre propre langue, « parole figée dans la boue sèche » comme me le disait souvent, un demi-sourire aux lèvres, Tainaria, quand nous discutions ensemble autour des fameux « feux de fleuve » que les tenerios allumaient la nuit et autour duquel nous nous rassemblions pour écouter les contes.
Il n’y a pas, à proprement parler, de conjugaison en tenerii, pas de temps pour guider l’auditeur dans les arcs du récit ; les tenerios ignorent complètement, et même méprisent parfois, notre attachement maladif à la chronologique – maladie chronique, en somme, qui nous empêche de nous rendre disponible au fil du fleuve. Le fil du fleuve n’est pas une ligne droite, mais désigne, dans la culture tenerios, l’espace à l’intérieur duquel se déplace les idées et les rêves, selon des remous, des ressacs, des tourbillons qui n’ont rien à voir avec les géométries rationnelles des langues que nous connaissons. Le seul temps connu, en tenerii, est celui du présent de l’énonciation. Mais, ce présent n’est pas seulement présent de la parole vive, de la parole prononcée, de la parole articulée par la conteuse nocturne ou par l’oracle, mais présent de toutes les choses narrées, coprésences des dieux, des flux et des idées. Les mort.es ne sont pas reconvoquées par la parole, mais se présentent dans la parole et les fantômes, à proprement parler, n’existe pas dans l’imaginaire tenerios, puisqu’il n’y a pas chez eux de concepts proches de cette « revenance », de cette « hantise » qui surdétermine notamment le monde occidental – et cela, parfois, par-devers lui.
Lea lecteur.ice aura constaté à la lecture de ces mythes l’insistance, presque l’obsession, du motif de l’envahissement des eaux, du motif de la noyade. Plus que l’eau elle-même, plus que les vagues, c’est bien la rupture des digues qui constitue, dans la mythologie tenerios, le fond archétypal, la parole fondamentale, le chant. Les recherches récentes en géologie et en hydrogéologie montrent que le peuple tenerios vivait sur des plaines qui ont subis, régulièrement, des inondations et qui ont, régulièrement, cycliquement, presque entièrement disparues sous les eaux boueuses du fleuve « capricieux » (tenerios signifie précisément cela : capricieux). Les barrages de terre et les plantations étaient, pour les tenerios, de fausses manières de lutter contre l’irrésistible destination de leur lieu d’habitation. Pourquoi de « fausses manières » demandera-t-on ? Contrairement à la figure occidentale de la défaite, à ces échecs des barrages contre la Pacifique que l’occident joue et rejoue à l’infini, la noyade, la dissolution dans la boue, l’égarement des corps dans le cours du fleuve tumultueux ne sont pas, pour les tenerios, des catastrophes, c’est-à-dire des chutes. Puisqu’il n’y a pas de chronologie dans le monde tenerios, il n’y a pas non plus d’amont et d’aval des eaux ; l’eau ne coule pas, l’eau ne s’écoule pas et ce que nous appelons devenir n’existe pas, ni positivement, ni négativement.
Ainsi, le rapprochement hasardeux, pour ne pas dire malheureux, d’Abel Espinar et Jorge Maroto dans leur tristement fameuse étude Tenerios – l’universel histoire du déluge dans la mythologie d’un peuple du fleuve (2004, Ed. Cortazar) entre le Déluge biblique, la régulièrement disparition du monde sous les eaux dans le récit platonicien du Timée et la mythologie tenerios, ne signifie rien puisqu’il n’y a pas, chez les tenerios, de conflit entre le temporel et l’éternel, pas de lutte au sommet entre l’histoire des humains et l’atemporalité des dieux. De ce fait, quand Abel Espinar parle « d’axiologie de l’inondation » dans la mythologie tenerios, il se trompe parce qu’il ne connaît pas la vivacité effective des récits oraux des tenerios et l’appétence de ce peuple pour les « déambulations oniriques » (Participation scandaleuse aux rêves des tenerios, Fabiano Rouco, 1998, Ed. Ambrusias). Dans les sueños del bosque, autrement dit les « jardins rêveurs », plantations sauvages et esthétiques des tenerios dans le cœur de la jungle, potager étrange fonctionnant comme rupture avec la continuité arboricole, les mythes sont racontées par des voix, autour de braseros ou dans une nuit totale, et, surtout, sont repris par l’assemblée qui ajoute, comme sans queue ni tête, des évènements à la trame, des personnages, des idées. Ni temporel ni atemporel, la parole orale des tenerios se tient à la frontière ténue, difficile à saisir pour nous autres, qui sépare l’horloge atomique et la montre brisée.
Dans cet ordre, l’interprétation fallacieuse des mythes tenerios par le Déjectisme Révolutionnaire Aguacopien a conduit les partisan.es du déjectisme à espérer le lavage « à grandes eaux » des ruelles de la Principauté d’Aguacope, situé, nous le savons, en partie sur le territoire des tenerios. Or, vouloir laver la terre, cela ne veut rien dire si l’on estime, comme le fait le Déjectisme, qu’elle a été préalablement souillée. Il n’y a pas, dans la mythologie et dans la spiritualité tenerios de souillure, de déchets et de crachats par terre. La langue tenerii s’exécute dans un plan tridimensionnel, comme une exploration, comme un arpentage, comme une géodélocalisation continuelle du locuteur. De fait, les mythes tenerios ne cessent de dire, justement, l’absence de territoire ; la région des tenerios est une région vécue, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas au-delà, ou en-deçà de ces « temps émergents », au fil du fleuve, où les femmes de la tribu commencent à parler et à inventer les mythes.
Pour comprendre cela, une anecdote peut-être : un soir où nous déambulions dans la forêt avec Tainaria, nous nous perdons. Les tenerios se perdent souvent, il faut le savoir, dans la jungle dans laquelle ielles vivent pourtant depuis des milliers d’années. Je fais part de mon désarroi devant notre errance entre les lianes à Tainaria. « Tu te sens perdu ? » me demande-t-elle. « Oui Tainaria, je crois que nous nous sommes perdus ». « Attend, répond-elle, je vais nous retrouver » et, disant cela, elle cesse de marcher, ramasse du bois sec, brise des branches, fabrique un foyer, allume un feu et, alors que la nuit tombe et qu’il faudrait renter, elle commence à parler, raconter l’histoire des eaux du fleuve capricieux. Qu’est-ce que cela veut dire sinon ceci qu’il n’y a pas de territoire sinon celui de la bouche qui prononce les histoires ?
Méditez quelques instants sur cette idée décisif, très importante, à l’heure où le Movimiento por la apertura y el libre pensamiento lutte pour que le peuple tenerios survivent à la construction d’un monstrueux barrage qui va réellement bientôt les noyer. Une telle lutte, un tel conflit, une telle guerre a du sens, peut-être, pour nous autres, aguacopiens, gens de l’autre monde, de l’autre réalité, mais, et ceci est très important, elle ne signifie rien pour les tenerios et pour la langue tenerii. Le seul lieux qui existe pour un tenerios, la seule localité, c’est le cimetières des morts ; le cimetière est l’endroit où les bouches cessent de parler, où les lèvres définitivement closes et les tympans percés empêchent le passage des eaux vives, des eaux boueuses des mythes. Le drame de Teneneforia, survenu un mois avant la rédaction de ce texte, n’est pas une tragédie tenerios, mais l’irruption, dans le monde tenerios, d’un autre monde, d’un univers différent, hostile peut-être, mais d’abord, et essentiellement, ailleurs. Il faut s’en souvenir si l’on ne veut pas que la défense des tenerios deviennent aussi le massacre spirituel, la mort par accident, de ce qu’il y a peut-être de plus grave et de plus sérieux, de plus fondamental, chez les tenerios.