Nombre de messages : 858 Âge : 60 Pensée du jour : 1022 ! Date d'inscription : 25/08/2021 | Le rosier / Double assassiné dans la rue Morgue Jeu 19 Jan 2023 - 22:43 | |
| Hello Camille ! Ça fait longtemps. J'ai lu tes 2 appels. Je réponds ici car j'avais écrit ce texte pour l'un des concours de nouvelles des JE. Le thème en était la phobie. La peur irraisonnée, née de l'enfance et sans doute même bien avant. La phobie des araignées, des souris, de l'eau, c'est assez courant. Ici, dans cette histoire, la phobie concerne un autre objet. Une réflexion derrière l'exercice de style. - Suzanne:
Suzanne
Suzanne est née de Rose et de père inconnu. Elle vécut les premières semaines de son existence en symbiose absolue avec sa mère, peau contre peau, jour et nuit, dans la douceur blanche d’un amour maternel sans fond.
Rose, en prévision de la naissance, avait fermé son cabinet de psychanalyse pour une année complète, afin de se consacrer corps et âme à sa fille. Elle avait prévenu ses patients, et rangé son appartement de fond en comble, en prenant soin d'en extirper le moindre livre ou la plus inoffensive des revues, qui, en traînant avec négligence sur une table, aurait pu rompre le charme de cette relation exclusive.
Pour une plus grande sûreté encore, Rose avait même déposé dans un coffre à la banque la clé qui ouvrait son cabinet, situé sur le même palier que son appartement. Cette facilité lui avait maintes fois servi par le passé, mais avec l’arrivée de Suzanne, il lui semblait que la tentation d'ouvrir la porte d'en face était trop importante pour ne pas avoir à en courir le risque.
De ses parents, installés avec sa sœur en Nouvelle-Zélande, Rose recevait des nouvelles épisodiques, ce qui lui suffisait bien et les mois passèrent, au fil de cette existence asociale et bienheureuse, qu’aucun nuage ne vint troubler. Suzanne apprit à ramper, à marcher, à babiller, et Rose, de plus en plus, en vint à penser qu’elle avait trouvé la méthode de maternage idéale pour permettre à sa fille d’entrer dans ce monde avec joie et certitude, et surtout sans aucune angoisse.
Et puis Rose décida de repousser d’un an la reprise de ses consultations de psychanalyse. Elle avait remarqué que Suzanne, chaque fois qu'elles passaient l'une et l'autre devant son cabinet pour aller en promenade, commençait à chouiner. Le signe, sans aucun doute, que le temps de la séparation de l'enfant et de sa mère n'était pas encore consommé.
Les promenades dans Paris à deux se poursuivirent, et les pleurs de Suzanne aussi, à chaque fois que la porte du cabinet de psychanalyse apparaissait devant ses yeux.
Alors, Rose lui expliquait. Je travaille ici. J'aide les gens à se sentir mieux, ils me parlent, je les écoute. Elle pensait que la description de son activité professionnelle aiderait l'enfant à regarder cette porte close d'une autre manière. Pourtant, Suzanne, d'humeur joyeuse et rieuse en général, fondait en larmes dès qu'elle se trouvait sur le palier.
Rose ne comprenait plus. Les traités de Melanie Klein lui manquaient pour l'aider à réfléchir sur les angoisses récurrentes de sa fille sur la porte palière. Elle posait des hypothèses sur sa propre culpabilité à reprendre son activité et abandonner sa fille, puis les balayait d'un coup.
Un jour, alors que Suzanne allait vers ses deux ans, Rose reçut la visite de sa sœur, au cours d'un voyage express en France pour raison professionnelle.
— J'ai un cadeau pour toi. Regarde !
Suzanne déchira le papier en riant. Son regard changea, comme change un ciel d'orage, en apercevant la couverture du livre que sa tante lui offrait, Le petit chaperon rouge, dans une édition luxueuse illustrée de dessins sublimes. Suzanne hurla, et lança le livre loin d'elle.
Rose le ramassa, un peu désolée.
— C'est son premier livre, vois-tu. Elle n'y est pas habituée, elle a sans doute pris peur avec ce grand méchant loup, qui a l'air tout à fait féroce !
La sœur ne s'en offusqua pas et la crise passée, elle fut heureuse de prendre la fillette sur ses genoux.
Suzanne ne prit pas la peine de ramasser le livre du Petit chaperon rouge et Rose le rangea tout en haut d’une armoire, pensive.
Le lendemain matin, la petite fille refusa toute incursion dans la salle à manger. Les bras croisés, l'air buté, elle restait dans l'entrée, quand sa mère l'appelait pour le petit-déjeuner. Elle la prit dans ses bras et malgré la douceur du geste, Suzanne cria.
Rose se fâcha. Elle ne comprenait pas l'attitude de sa fille, qui s'installa dans la cuisine, en réclamant son bol de lait et sa compote.
Les jours suivants, tous les repas se prirent ainsi, par la volonté de Suzanne, alors qu'ils se tenaient jusqu'ici dans la salle à manger.
Une semaine plus tard, perplexe, Rose emmena Suzanne jusqu'à la banque, pour récupérer la clé de son cabinet.
— Tu vois, ma chérie, tu vas découvrir ma caverne aux trésors !
Devant la porte, au moment de tourner la clé dans la serrure, elle fit mine de ne pas voir les larmes qui perlaient aux coins des yeux de sa fille. Elle se persuadait que cette visite la rassurerait.
Les premiers pas de Suzanne dans l'entrée du cabinet de psychanalyse de sa mère ne se passèrent pas si mal. La fillette essuya ses larmes et sourit au soleil qui filtrait au travers des rideaux. Rose s'attendrit en l'observant sauter dans les flaques de lumière et attraper les fins grains de poussière qui virevoltaient dans l'atmosphère renfermée. Profitant de la joie inattendue de sa fille, elle s'éclipsa dans la petite pièce où elle recevait ses patients. Elle grimaça un instant en s’apercevant de l’épaisseur des moutons installés sur ses étagères, puis les oublia aussitôt, l'objet de son attention était ailleurs. Ses yeux furetaient, de droite à gauche, de haut en bas. Enfin, elle le retrouva par terre, sur le tapis, au pied du vieux canapé, La psychanalyse des enfants de Mélanie Klein. Elles étaient sauvées !
Elle rangea le livre dans son sac à main, revint dans l'entrée se réjouir encore du bonheur exubérant de sa fille dans les flaques de soleil, et elles s'en revinrent dans l'appartement main dans la main.
Le dîner dans la cuisine fut joyeux. Suzanne riait. Rose s'en amusait, pressée tout de même de trouver des réponses dans le livre de Mélanie Klein.
Elle coucha sa fille d'un baiser sur le front et s'engouffra dans la lecture de son autrice préférée à la recherche de réponses. Qu'avait-elle raté avec Suzanne ? Que n'avait-elle pas vu dans ces deux ans qu'elles venaient de vivre, attachées l'une à l'autre ? Rose se concentrait tellement dans sa lecture qu'elle ne s'aperçut pas de la nuit qui filait ni du chuchotement des petits pieds de Suzanne sur le parquet.
— Dors pas, maman?
Elle leva les yeux sur sa fille, restée dans l'entrée, à l'embrasure de la porte avec la salle à manger. Elle vit son regard se poser sur son livre, puis changer comme une tornade sombre. Suzanne se mit à crier d’angoisse, de rage, de désespoir, avec la violence si longtemps contenue d'un volcan qui aurait vomi toutes les entrailles de la terre. Elle se roulait par terre, dans des soubresauts effrayants.
Rose comprit.
Elle posa Mélanie Klein sur Le petit chaperon rouge, tout en haut de l’armoire, sortit de la salle à manger, en referma la porte derrière elle et prit sa Suzanne dans ses bras, la berça avec douceur, et lui chuchota une comptine légère qu’elle avait l’habitude de lui chanter du temps qu’elle logeait encore au fond de son ventre. La crise fut longue à passer. Elles finirent par s’endormir pelotonnées l’une contre l’autre, à même le sol.
Au réveil, ce fut l’effervescence. Dans la même journée, Rose prépara deux valises, une pour sa fille et une autre, plus grande, pour elle-même, elle céda cabinet et appartement, mobilier compris, dans un lot unique, au plus offrant de ses collègues psychanalystes. Avec une partie de la somme récupérée, elle fit l’acquisition d’un semi-remorque, un vieux rêve qu’elle n’avait pas oublié, même si la réussite du permis poids-lourd lui paraissait si loin.
— Tu vois, Suzanne, ce sera notre nouvelle maison, pour les dix années à venir, expliquait-elle devant l’engin.
La petite fille battit des mains, et elles partirent explorer les routes de France. Au fil des kilomètres, des paysages, des saisons et des anniversaires de Suzanne, le souvenir des crises passées s’estompèrent. Elles roulaient, heureuses. L’enfant grandissait en âge et en raison. Elle apprenait à lire à son rythme, grâce aux panneaux indicateurs et aux pancartes publicitaires qui bordaient les routes.
Un jour, pourtant, à la moitié du temps qu'elle avait promis, Rose arrêta le camion dans une petite ville du bord de mer. Sa fille s’en étonna.
— Tu as sept ans. Il est l’âge d’aller à l’école, lui expliqua-t-elle.
Suzanne fit la moue, mais se laissa emmener. L’école était placée tout au bout d’un chemin tortueux qui montait en pente raide au-dessus de la falaise. En bas, des eaux mugissantes semblaient avaler les mouettes et les goélands. La directrice les accueillit dans son bureau gris, avec une austérité polie. La mère et l’enfant s’assirent devant elle, les mains ramenées sur les genoux.
— Ma fille sait lire, savez-vous, annonça Rose avec fierté. — Je vois, je vois. Mais il est toujours préférable que l’enseignement de la lecture soit dispensé par des personnes dont c’est la profession. Elles y jettent toute leur passion, leur âme et leur cœur. — Croyez-vous que je sois pour autant privée d’âme, de cœur et de passion ? — Je ne dis pas cela, madame, mais tout de même ! Tout de même, vous me comprenez, n’est-ce pas ? Bon alors, voyons voir ce que tu sais lire, ma petite.
La directrice se pencha pour ouvrir un tiroir, sembla hésiter, puis, avec un léger rictus, tendit à l’enfant un livre ouvert.
Suzanne se raidit. Sa respiration s’accéléra. Elle lut quelques mots cependant que ses yeux s’embuaient de larmes :
— C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
Elle se tourna vers sa mère, d’un air désespéré avant de crier, avant d’arracher la page du Petit Prince qu’elle venait de lire, avant de la déchirer, de bas en haut, les lèvres tremblantes, le corps entier agité de soubresauts. La directrice essaya de récupérer son livre, mais la fillette le lui reprit des mains, courut jusqu’à la fenêtre, cassa un carreau d’un coup de poing rageur et le lança par la fenêtre.
— Votre fille est complètement folle, madame, j’appelle la police !
Rose se leva d’un bond et hurla.
— Viens, Suzanne, on fout le camp !
La mère et la fille, main dans la main, s’enfuirent de l’école et dévalèrent à toutes jambes le petit chemin qui descendait vers le semi-remorque. La mer, en bas, rugissait de plus belle. Le camion démarra dans un nuage de poussière et reprit sa route, sans s’occuper des sirènes et des gyrophares qui s’agitaient sur la falaise.
Il fallut une longue nuit pour calmer les sanglots de Suzanne, panser sa main ouverte par la vitre de l’école et traverser la France, pour la quitter à tout jamais. Elles roulèrent en Belgique, en Allemagne, en Pologne. Les langues étrangères finirent par ne plus avoir de secret pour l’esprit curieux et créatif de la fillette. A dix ans, enfin, assise sur les cuisses de Rose, elle tenait l’immense volant, fière comme une reine.
— Je crois que j’ai la plus belle vie du monde, maman. La vie au grand air, la liberté, des voyages toute l’année.
Rose souriait en pensant qu’elle aussi, elle aimait bien cette vie-là, en fin de compte.
Un jour de printemps ensoleillé, alors que Suzanne venait d’avoir ses premières règles, la mère et la fille arrêtèrent le camion au bord d’une petite route de campagne, bordée de pommiers en fleur. Elles s’engagèrent à pied dans un chemin creux, l’une portant le panier pour le pique-nique et l’autre les chaises pliantes et la nappe. Une pancarte indiquait un point d’eau, à une centaine de mètres de distance. L’atmosphère était douce, l’air léger. Le chemin s’arrêtait aux abords de l’étang, entouré d’une plage d’herbes drues et de fleurs des champs multicolores.
— On sera bien, là. — Qu’est-ce que c’est, là bas? demanda Suzanne en désignant une sorte de grande boîte verticale en bois, accrochée contre un arbre. — Une boîte à livres, je crois, répondit Rose sans réfléchir, en se mordant aussitôt les lèvres.
Suzanne pâlit et lâcha le panier du pique-nique. Elle se mit à courir, en criant à tue-tête, les yeux exorbités. Au bout de quelques mètres, elle s’effondra sur l’herbe et roula sur elle-même, prise de panique. Elle se relevait, en hurlant de plus en plus fort, puis retombait avec violence sur le sol. Elle s’arrachait les cheveux, se relevait, retombait, jusqu’au moment où elle se jeta dans l’eau de l’étang.
Rose cria. Elle courut vers le rivage. Des canards s’envolèrent. Elle apercevait les cheveux de Suzanne qui flottaient. Des bulles remontaient à la surface. Elle pénétra à son tour dans l’étang, avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Enfin, elle vit sa fille inanimée, entre les roseaux. Elle parvint à s’en approcher et à la ramener sur la berge, au prix d’un effort surhumain. Elle s’écroula, près du corps de sa fille, à bout de force.
Le soleil les réchauffa. Elles rouvrirent les yeux en même temps. La mère chercha à se lever.
— Laisse, maman, reste couchée près de moi. Je suis bien, là, contre toi. Tu n’auras plus à craindre la prochaine crise, tu sais. C’était ma toute dernière. Je sais maintenant comment lutter contre cette bibliophobie qui me hante depuis toute petite. Au fil de toutes ces années, de toutes mes crises, tu as tout fait pour moi, tu t’es donnée entièrement à moi, jusqu’à ton propre abandon et tu m’as bien montré une chose essentielle, on ne peut pas avoir peur de ses propres enfants. Alors, je serai écrivaine, maman, je serai écrivaine.
|
|