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Pasiphae/ Truquage geniphasien Lun 8 Mar 2021 - 15:27
Livre 8.
Rêver de Babel, Jeannette Sou, 1850, réédition de 1950
Quatrième de couverture a écrit:
Personne ne sait qui fut Jeannette Sou, pourquoi elle ne publia qu'un seul ouvrage, ni même pourquoi il ne connut un semblant de renommée qu'en 1900, parmi les Cénaclières réunies à Sonniers-en-Belon. Rêver de Babel est un long poème en prose, qu'on dit inspiré des poèmes, plus brefs, de Salomonea Calendula. Jeannette Sou y imagine une Bibliothèque universelle, qui contiendrait tous les textes écrits depuis Sappho, et qui contiendrait tous les textes à venir qu'elle imagine, parfois, au détour d'une phrase – comme ces guerrières menues écorchant les oiseaux, depuis les pages d'un livre qu'elles, ou ce texte de Rhoda, ce texte de Suzanne, ce texte de Ginny, ou Mira étouffant ferme dans la haute maison, imbibée d'alcool et de nuit. Dans la rêverie de Jeannette Sou, qu'on a parfois dit trop exaltée, on n'oublierait plus les mortes et on aurait mémoire d'un grand corps oublié. Le siècle naturaliste semble lui avoir inspiré de curieuses métaphores, réseaux d'araignées courbées, fourbues, tissant ensemble, ou ce Livre des Matrices extirpé, chair engendrée de Babel. Nous avons décidé de rééditer ce texte, puisqu'il nous a semblé que Borges s'en était inspiré dans ses Fictions, lorsqu'il se plaît à imaginer une Bibliothèque de Babel qui, contrairement à celle de sa discrète devancière, ne serait, semble-t-il, et de loin en loin, meublée que de livres d'hommes ; cette réédition réjouira donc les érudits.
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Lun 8 Mar 2021 - 15:43
Je me suis mise à pleurer, et je me suis rendu compte que j'étais "lyrique", "lyrique à donf", dirait mon amie Pattrice. Pattrice dirait peut-être que je suis ivre, et que c'est l'état idéal pour lire de la poésie, et que c'est l'état idéal pour classer un Hexagone. Babel appelle ivresse, dirait Pattrice.
Depuis mon arrivée dans l'Hexagone 5, en réalité, je n'ai rien classé. Les étagères sont des mètres linéaires, mais les textes que je lis agissent en réseaux (réseaux d'araignées courbées, fourbues, tissant ensemble, dirait Jeannette Sou).
Je glisse ma main dans la large poche de ma jupe, parce que c'est là qu'est ma pelote. Thésée, le Minotaure, la mythologie masculine, des voix me vrillent la tête et je décide que j'attacherai des fils aux livres ; si deux livres s'évoquent, un fil. Je me demande quelle toile naîtra. Je crois que certaines de mes voisines ont vu, dans leurs Hexagones, des livres cousus. Il faudra que je leur demande...
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Sam 13 Mar 2021 - 19:39
La Ravie:
Je ne suis pas amère, chantonne Florentine en rassemblant des crocus. Au fond, je n'ai jamais été amère. On m'accuse à tort de tous les maux ! et les crocus font des bouquets. Elle en met partout dans la pièce, ouvre les fenêtres, et regarde les toits de la ville. Tout bourgeonne autour du corps de Florentine.
Je ferme le livre, en ouvre un autre.
Trop de trèfle:
Je suis étouffée. Désormais où le trèfle s'amasse, je m'amasse également ; ramassée, courbattue, j'ai couru partout. On me donne le bon dieu, on me donne des bonbons, on me rend pareille aux ruines et on m'accuse. Dieu ! j'étouffe et je suis la tortue. J'ai du trèfle dans la main, je suis tige amère parmi les tiges, et je m'enroule...
Je ferme le livre, j'en ouvre un autre.
Les Belles équipées:
Celle qu'on a nommée. N'a pas connu la pi- Tié.
Chacune est le souci qu'on porte ou le regret.
J'étais première, quand je tremblais. Et tu l'étais, quand je tremblais. Et tu tremblais, quand je
tremblais.
Je ferme le livre. J'en ouvre un autre.
Celle qui hurle:
Vous m'auriez bien eue, à la longue. Vous auriez cessé de m'acheter des vêtements chauds, et ne les auriez pas remplacés ! vous ne seriez plus venus me rendre visite ! vous auriez attendu que j'en crève ! vous auriez disposé mon urne devant une fenêtre ! vous auriez attendu qu'une femme la nettoie ! tous les mois ! tous les mois, la femme aurait nettoyé l'urne ! et vous m'auriez oubliée ! vous n'auriez plus jamais évoqué mon nom ! plus rien ! le chat, en jouant, aurait brisé l'urne ! plus rien ! la femme non plus, partie ! plus de sous pour la payer ! à vous, la poussière ! à vous !
Je suis fatiguée. Je m'allonge au centre de mon Hexagone, le dos calé contre un miroir, et j'ai l'impression de voler, tout contre le miroir ; d'être un des fils croisés du canevas.
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Dim 14 Mar 2021 - 0:23
Livre 9.
Mon âme comme à la guerre, Tatiana Reinfold, 1932
Spoiler:
Les mots ont une destination trouble, qui n'est pas ma voix. Ils n'appartiennent plus, désormais, au champ des possibles. Ils ont passé ; ils ont roulé dans l'ornière.
Il faut refaire les mots. Pour refaire les mots, il faut briser menu tous les mots. Déchirer les livres, et mettre le feu. Rien n'est réparable. Les mots existeront toujours ; une fois brûlés, quelqu'un s'en souviendra. On n'en pourra rien faire. Rien à débusquer, rien à extirper, rien à arracher.
Le feu ne sert de rien, dans ces conditions – ce sont, là, les conditions d'être juste.
J'ai mal quand j'y pense. Je pense qu'on ne peut pas réparer les hommes ; on ne peut pas utiliser les mots pour colmater les fissures qu'ils ont ouvertes.
J'ai mal quand j'y pense. Dans le lac gelé, les fissures ouvrent des failles. Quand nous marchons sur la glace, nous savons que nous allons couler ; nous nous voyons couler.
Je dis que nous sommes intenses ; ça ne nous sauve pas.
Dernière édition par Pasiphae le Mer 24 Mar 2021 - 16:20, édité 1 fois
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Dim 14 Mar 2021 - 18:09
Livre 10.
La Marieuse, Célestine Vogue, 1823
Spoiler:
Je me suis toujours dit que s'il m'était permis d'écrire un livre, je veux dire, un vrai ! un livre imprimé sur du beau papier, un livre unique mais dispersé dans son millier d'exemplaires, puis envoyé dans toutes les bonnes librairies de France – eh bien, je l'écrirais d'abord en partant d'une petite histoire.
Laquelle a peu d'importance. Mais c'est un pari. Je le relève donc.
Quand Buzz a eu trois ans, on lui a trouvé, derrière l'oreille, un grain de beauté. Sa couleur, violette, était peu commune – maman s'est inquiétée puis l'a emmené chez le médecin. Le médecin s'est inquiété et l'a adressé à un confrère. Le confrère s'est inquiété mais n'a su que faire.
La chaîne des inquiétudes aurait pu s'arrêter là, dans la fin étrange de Buzz. Il aurait été dévoré par le grain de beauté ; son visage, ravagé, aurait disparu sous l'assaut d'une peau nécrosée.
Il n'en a rien été. Le grain de beauté, au contraire, s'est résorbé avec le temps. Nous n'avons jamais rien dit à Buzz – il était si petit !
Bon. On m'a appris à tirer des leçons de toutes les histoires de ma vie. Mais de celle-là, je n'ai jamais su que faire.
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Érème/ /quit Mar 16 Mar 2021 - 0:05
Livre 11
Es sol sobre nieve, Ndolo Kanyinda, Berlin, 2087
Spoiler:
« Un Portiques aux dents corrodés pour la Mariée » hurlait-on entre les galets dépolis de la plage d’Amanioc. Des pierres frottées à silexfiltré les flammèches.
_ Qu’a-t-il dit ? pensa Emilia. _ Du Portique ! Du Portique ! rétorqua Anyi qui soulignait toutes les pensées d’Emilia de telle sorte que les siennes propres, nettes et blanches, apparaissent toujours pensées « d’après Emilia ». _ Vous n’écoutez dont pas ? Il raconte que nous sommes les infréquentés infréquentables ! chuchota une autre. _ Et c’est vrai ? _ Peut-être. Cela dépend du portique, expliquait-on.
« Qu’on amène le Portique ! » scandait la foule. La rue principale était pleine du sang des bœufs écorchés suspendus aux crochets d’une énorme bouchère de l’angle du Boulevard.
Après un temps, le Portique arriva. Il se tenait indécis entre Sublime Porte et Stoa. La Mariée et la Mariée se confondait en excuse : le spectacle n’est pas glorieux, disaient-elles, ce n’est pas où mais eux, ajouta-t-elle en désignant du doigt la foule qui scandait encore : « PORTIQUE ! PORTIQUE ! »
Le Portique fit silence en battant les battants avec force et fracas. Au ciel, une meute d’oies chasseuses de Fortunes passèrent dans le tem-plume d’une oracle qu’un Ancien désignait comme « Pythie Universelle ». « C’est maintenant » souffla l’oracle.
Le Portique ouvrit ses portes. Une peinture se tenait là, sèche, d’acryliqueur de cerise. Elle était manifestement un portrait de la Mariée et de la Mariée dans une tenue blanche et sang. Le paysage se confondait aux robes exactement comme dans la Deuxième Sagrada Familia de Barcelone (édifiée en 2042 après les évènements narrés par Bar Avel).
_ Alors alors ! _ Chhhhhhhuuuuuutt, fit la foule. _ Je ne vois rien, dit une autre foule que la première dissimulée. _ Et moi non plus ! beugla une autre, plus lointaine encore. (et ainsi de suite jusqu’à épuisement dans le quanta)
_ Alors ? demanda Emilia, en pensée. _ Nous sommes faites, parfaitement infréquentables.
Le Portique disparu. Et la ville. Et la rue. Et Emilia resta seule. Tenant le galet et la nuit. Léchant le galet pour le sel et la nuit pour son fruit.
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Érème/ /quit Mar 16 Mar 2021 - 0:14
Nb 15.
Pasiphae m’offre le thé et les gâteaux.
Elle me raconte les ancêtres et les cénacles et les histoires que je ne connais pas.
Je ne sais pas que faire. Dois réprimer l’incendie qui brûle en moi de nouveau depuis la Tempête.
Je dois lire, classer, comprendre.
Mon Hexagone est mort et avec lui tout ce qui se disait le feu, les flammes et les images.
Pasiphae m’effraie un peu quand elle se penche vers les fils qu’elle noue abstraitement aux ouvrages.
Je suis l’envahisseur d’un pays qui ne m’appartient pas.
Je voudrais lui poser des questions, mais je n’ose pas le faire.
Les autres ramassent des pierres. Personne ne veut lire ce que le sable laisse après lui, derrière moi.
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Érème/ /quit Mar 16 Mar 2021 - 23:24
Livre 12 Et autres poèmes, Clara Bruun, Tokyo, 2433
Spoiler:
Faible craquement de source, code destiné aux adieux engorgés, timide aboiement dans l’inéluctable verticale des montagnes, haute comme des croix couchées. Les sœurs traversent maintenant la banquise des idées. Esplanade couverte d’un gel qui n’en finit plus de fondre. Exploratrices antiques vêtues d’insomnies et de vérités. Elles avancent depuis mille ans, depuis mille ans ne dorment plus. En procession planifiée parfaitement, chacune tenant l’autre par l’épaule, main plaquée sur la peau nue, répétant doucement la rage qu’elles détiennent toutes dans une cage à poumon. Boîte percée de discrètes ouvertures, opercules par lesquelles la rage peut respirer et expirer sa neige colère. Les sœurs ont commencé un voyage que d’autres veulent voler. Oui, ce long périple, cette longue avenue de visage, fabrique dans la glace un braille lisible, une ligne où apparaît la terre, où plantes et animaux peuvent s’épouser de nouveau, c’est-à-dire une image, c’est-à-dire un reflet. Derrière elles, c’est l’oubli qui travaille. L’oubli, l’écharde plantée dans le talon de la dernière du carnaval. Au bout de l’interminable défilé, elle claudique en retenant vainement le bras de son ainée : « j’avance en reculant » dit-elle, « j’avance en reculant, attends-moi ». Mais l’autre ne répond pas, continue à marcher et s’éloigne, indifférente. La dernière porte à bout de bras une lanterne rouge qui faiblement saisi la nuit entière et déploie l’obscurité comme se déplie un suaire. Bientôt, les sœurs ont laissées la dernière dans les ombres. Elle tombera. D’abord, il ne sera rien dit. Puis, les mains se crisperont selon un code défini à l’avance et, d’épaules en épaules, le message dira : « attends-moi », « attends-moi », « attends-moi », « attends-moi ». « Attends-moi, je recule ». Une fois parvenu à la tête du défilé, la première saura que la dernière est déjà délaissé. Le deuil courbera le chemin de toutes et toutes pleureront. Les larmes recouvriront, en gelant, la piste que toutes formaient. L’absence aura commencé. L’absence aura un nom.
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Mar 16 Mar 2021 - 23:51
Livre 13.
Mes avalées, Sigista Loy, 2434
Quatrième de couverture:
Sigista Loy, l'une des trois cénaclières du Tokyo underground et clandestin, sort son premier ouvrage avec Mes avalées. Ses deux aînées et devancières, Clara Bruun et Minelli Stonk, écrivent une préface chorale où elles récitent le nom de leur petite sœur et lui inventent des attributs : c'est une brune rêveuse ; ou une fraise des bois ; ou une ornière sur le chemin ; ou la carafe, allant se brisant ; ou des joies piquées ; piquées ; piquées ; piquées, p. 12. Sigista Loy écrit elle aussi une préface, :
Moi je voulais être une ficelle. Mais je voulais être un ballon.
On m'aurait nouée pucelle Et baptisée camion.
Je suis pleine d'atours. On va M'enterrer par les pieds,
Et puis on va Beaucoup me regretter.
Le texte est composé d'une longue méditation, à mi-chemin entre le pugnace essay et le poetic essay, sur la manière dont les corps féminins composent avec la glace ; la manière dont ils tombent ; la manière dont, ensemble, il s'effondrent sous la glace.
Ce texte a reçu le prix médaille underground et clandestine.
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Érème/ /quit Mer 17 Mar 2021 - 13:01
Livre 14
Minelli Stonk, Odonomo VI, Tokyo, 2437
Spoiler:
Trois 円 au-dessus de Tōkyō-wan. L’Odonomo ramasse les hologrammes échoués de la baie. Nous nous baignons nues puisque nous le pouvons et que nous avons aspirés la vapeur du quartier D’oraggu. Il est quatre heures passées à l’horloge chimique de la Tour Kōrudo. La mer casse les lumières des panneaux des boutiques aériennes qui traversent le ciel carré de Tokyo. Ce ciel qui ne fut pas toujours carré. Qui connu deux cents années d’épuisantes traversées d’obliques bombardements. « Forcément que nous sommes dans les caves ! » répète, justement à ce propos, Clara, avec cet accent de Suède disparue. Moi, ce que je veux lui dire, alors que nous nous séchons sur le sable grisâtre, c’est que quelque part encore frappe les volets. Je veux dire : le vent existe encore, la pluie existe encore et, puisque le silence existe encore, existe encore le bruit. L’Odonomo trace, à cinq cents mètres de nous, un triangle au laser sur le dessous des nuages de pollution et dessine le portrait de la Dernière Fugitive, comme ils l’appellent. « Regarde » dis-je à Clara regarde déjà. Nous sommes toutes les deux sur une plage déserte entre les pylônes d’un quai effondré et nous l’observons. « Ils cherchent » murmure Clara. Sous le portrait de Sumida Utako, Dernière Fugitive, l’Odonomo affiche les trois 円 de la prime. « Quelque part… », je me tais, Clara m’écoute. « Je veux dire, quelque part frappe des volets, tu vois ? » dis-je finalement. Une boutique aérienne nous surplombe en vibrant puis s’échappe vers les lumières d’un hologramme et le déchire en tremblant.
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Jeu 18 Mar 2021 - 17:06
Livre 15.
Issues des profondeurs, Giselle Passerrelle, Paris, 1972
Spoiler:
Nos forces grandissent Et ne se démentent jamais.
On nous a, pourtant, vues parmi les sapins Où nous chinions la porcelaine, les Débris, et le houblon doré.
Tu es une sorte de plante, rampante, Tu voles un territoire qui n'est Pas le tien, donc tu t'accroches.
Tu n'es pas une herbe folle, donc Je te ramasse, donc je te Caresse.
Bien sûr c'était facile de l'oublier C'est quelque chose quand même De remonter,
Déçue, je repose le livre sur mes genoux. Je me rends compte que notre consommation de thé a augmenté avec le temps ; trois théières vides sont massées à nos pieds – thé à la menthe, thé aux coquelicots, thé fumé. Je regarde Aomphalos ; l'image de poétesses nombreuses remonte depuis les pages, et s'accroche, mauvaise plante, contre ses doigts.
Je pensais retrouver les cénaclières tokyoïtes ou, à défaut, les lesbiennes amatrices de fleurs. Giselle Passerrelle me semble seule ; seule, seule. Je ne sais qu'en faire, ni où la ranger. Pourtant, si j'analyse avec un peu plus de justesse ses poèmes, je me rends bien compte qu'elle brouille les adresses : tantôt, elle se montre au sein d'une paire ; tantôt, elle invective une mauvaise plante, qu'elle caresse ensuite dans le sens du poil ; et d'autres fois, elle est seule et lumineuse, s'enterre sous des siècles de terre glaise, humide.
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Érème/ /quit Ven 19 Mar 2021 - 14:22
Nb 16.
Notre frénésie ne va nulle part. Nous avons perdu l'esprit. Nous avons le souffle coupé. Autour de nous s'accumulent des livres que nous ne classons plus. Nous laissons les livres ouverts, les couvertures cachées. Nous savons qu'il n'est plus nécessaire d'opérer le grand tri des images et des idées. L'ordre est un jardin à l'anglaise : il y pousse orties et herbes hautes.
Nous buvons du thé.
Pasifaea ne semble plus pouvoir s'arrêter. Elle fouille. Autour, du sable est déblayé vers les gouffres.
Les poétesse me font comprendre ce que je n'avais pas compris. Je comprends que ce que nous cherchons, ce mystère, repose dans les objets qui nous entourent et les gestes que nous accomplissons. La pratique du monde.
Je crois que nous vivons après la catastrophe. Les livres ont survécu. Mais ils ne suffisent. Le monde a disparu et avec lui les choses qui gouvernaient le monde, les gestes qui défaisaient le monde. Je crois que les livres ne suffisent pas. La digue des livres s'effondre. J'imagine un monde autrefois habite d'inutile et de danse. Peut-être.
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Mar 23 Mar 2021 - 0:27
Livre 16.
Rêver de Babel, Jeannette Sou, 1850, réédition de 2435
Dernière édition par Pasiphae le Dim 28 Mar 2021 - 0:08, édité 1 fois
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Pasiphae/ Truquage geniphasien Dim 28 Mar 2021 - 0:04
Livre 17.
Nous brodions, Umeda Iho & Domen Reiko, 2450
Spoiler:
Nous assistions, nombreuses, les poétesses, nombreuses : c'est-à-dire nous brodions. Il y avait sur le plan de neige un tissu dont les contours se perdaient dans les lointains ; nous enfilions l'aiguille, chacune la couleur – moi bleu, moi jaune, moi vert pâle – et nous brodions la poésie. La poésie était dictée depuis les profondeurs ; nous étions sur le plan de neige, et nous étions dans les souterrains de la ville ; les lumières de Tokyo, loin au-dessus de nos têtes penchées, brillaient ; nous suivions le tracé des ombres, nous suivions la poésie qu'on nous dictait ; nous étions des brodeuses, des assistantes ; nous émanions de la poésie comme les poétesses peuvent en émaner ; nous n'apercevions que de loin en loin leurs jupes ; elles couraient, criaient, parlaient la poésie ; nous attrapions les bribes que nous brodions ; la dictée n'était pas un moment solennel ; nous étions dans le vent et l'urgence de la marée ; la marée était noire, tous les égouts de la ville refluaient sous les neiges ; le tissu que nous brodions était fragile, menacé par chaque remugle ; la ville quelquefois nous envoyait, par décharge, des horreurs, et nous ne voulions pas les voir ; et notre poésie, notre broderie, pouvaient disparaître : quelquefois, c'était une poétesse que la boue emportait ; j'ai vu Minelli emportée ; j'ai vu Clara emportée ; les autres hurlaient pour couvrir leur peur et leur détresse ; nous étions sourdes à tout cela, puisqu'il ne fallait jamais cesser de broder ; je veux dire, dit Umeda, et je veux dire, dit Domen, que nous ne pouvions cesser, nous ne pouvions porter secours aux corps emportés des poétesses ; emportées, elles dictaient encore ; nous devions broder sous la dictée ; la poésie importait davantage ; le corps passait ; c'est ce que nous pensions. Et nous brodions.
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Érème/ /quit Dim 28 Mar 2021 - 14:25
Livre 18.
Espace-espace-temps - Poésie et méta-poésie dans l'oeuvre de Judith Votler, Nomelia, 2053
Spoiler:
Dans son poème fleuve « Zanzibar », Judith Votler développe plusieurs fois le motif du bandage, du pansement et de de la plaie. « Le présent, déclarait-elle dans une interview au magazine Saddish, le présent pour moi est une compresse. » Le passé suinte dans le présent, saigne dans le présent, l’imbibe. Dans l’Éprave, elle identifie le sang menstruel et la plaie, non pas pensée comme coup (plango) ni comme blessure (plêgê), mais comme étendue de mer, de ciel, terrain (plakos). La temporalité cyclique (menstruum : période d’un mois) est de ce fait brisée sans pour autant tomber dans la temporalité linéaire, que Judith Votler ramène à la temporalité « nécessairement critique du patriarcat ». La temporalité menstruelle n’est ni fondée sur la répétition ni sur la progression, mais sur l’exploration (que la métaphore spatiale permet de manifester). C’est ici que s’intègre la critique classique du concept de « règles » qu’opère Judith Votler dans son éditorial du 16 mai 1976. Les « règles » justifie l’idée d’une temporalité régulée parce que cyclique. Or, c’est précisément parce qu’elles sont cycliques qu’elles ne procèdent pas d’une régulation, mais d’une exploration. L’appareil théorique et esthétique que développe la poétesse nous permet de saisir les parties les plus obscures de son travail. La dernière strophe de « Zanzibar », longtemps considérée par la critique académique, et notamment par Henry Delmont, comme une œuvre « déficitaire rythmiquement », « amusicale » et « pseudo-philosophique », vise en fait à construire, par la langue, une temporalité trochoïdale envisagée, par Judith Votler, comme synthèse (c’est-à-dire dépassement) de la temporalité cyclique et de la temporalité linéaire. L’arythmie identifiée par Henry Delmont, selon des poncifs qui sont ceux de la critique académique, est en fait un rythme « trochoïde » (d’où le motif émergeant du « serpentin » dans les trente derniers vers). Ainsi, si le présent est une « compresse sur laquelle le passé saigne encore », ce n’est pas dans le sens de la hantise ou même du retour du refoulé, mais dans le sens d’une continuelle altération du présent par ce qui est passé – altération qui permet d’envisager le temps comme ce « glissement de terrain, subduction, épreuve et épave. »