Je me racle la gorge. Mon regard volette sans parvenir à se fixer, visant tour à tour la surface de bois poli du bureau, les mains épaisses de mon interlocuteur, son nez épaté, la feuille placée devant lui, la fenêtre. Parfois, je m’aventure jusqu’à la console de l’entrée. Un grand vase en cristal, garni d’un magnifique bouquet de lys orange, trône en son centre. Nouveau raclement de gorge. Depuis les formules de politesse de départ, nous n’avons que peu parlé. J’ignore ce que je suis censée faire, ce qu’il attend. Je ne connais pas ses codes. Le contexte m’impressionne, aussi. Un raclement de gorge encore.
⸺ Nous allons remplir cette fiche ensemble.
Il s’exprime sur un ton neutre, d’une voix profonde et mesurée. De celles dont les enfants raffolent pour conter les histoires, pour peu que l’orateur se prête au jeu.
S’il vous plaît, raconte-moi Le Petit Prince…
Celle-ci s’accorderait à merveille avec son timbre.
⸺ Alors… Nom ?
⸺ Coste.
⸺ Prénom ?
⸺ Elena. Hum. Il vous faut les autres aussi ?
⸺ Ça ira, je vous remercie. Qui vous a orientée vers moi ?
⸺ Mon médecin traitant.
⸺ Quel âge avez-vous ?
⸺ Dix-neuf ans.
La plume du stylo glisse sur le papier avec un bruit mat, laissant derrière elle de fines courbes d’encre noire qui luisent sous la lumière. Autre raclement de gorge. Mon regard papillonne toujours. Sur mes genoux, mes mains se croisent et se décroisent, mes doigts testent la résistance des articulations, les soumettent à différentes pressions. Le temps s’écoule-t-il encore ? L’éternité doit déjà être passée.
⸺ Pourquoi venez-vous ?
Je me pince les lèvres. C’est une question sans surprise, seulement je me suis présentée en touriste, sans préparation. Étais-je supposée répéter une introduction, ordonner mes idées au préalable ?
J’ouvre la bouche, inspire en même temps. Le silence ambiant exacerbe ce petit son de rien du tout qui résonne fort dans mes oreilles.
⸺ Je viens parce que…
***
Mon amoureux dort. Couché sur le ventre, la joue posée sur ses poignets croisés. J’écoute sa respiration régulière. Observe ses épaules qui montent… et qui descendent… Qui montent… et qui descendent. Son sommeil est toujours paisible. Le mien, plus serein depuis que nous partageons nos nuits. Je contemple la silhouette encore dénudée à demi cachée sous le drap ; la découvre encore un peu, pour le plaisir des yeux.
Ses mains… Lorsqu’il parle, qu’il les soulève et les agite, c’est comme s’il orchestrait une valse pour les mots qui se dispersent dans l’air autour de lui. Ses longs doigts agiles et délicats ; ses paumes satinées, porteuses de messages qu’elles délivrent sur mon corps, avec tendresse ou passion selon l’humeur.
Sa peau, peut-être… Cet épiderme aux évocations sucrées qui tranche et se marie si bien avec le mien. Sous la caresse du soleil, elle brille d’un éclat gourmand de cacao, et prend des allures de glaçage quand un voile de sueur torride s’y dépose.
Ou bien sa bouche… Ses grandes lèvres dont je me moque souvent pour l’usage incessant que cet incorrigible bavard en fait. Ces portes souples qui s’ouvrent et se ferment sur des rangs de nacre et des rires apaisants. La langue câline et féline qu’elles abritent, qui sait délier la mienne aussi bien que lui faire jouer les notes d’une partition connue de nous seuls, soupirs et silences inclus.
Ses yeux, sans doute… Ses cils courbés que bon nombre de femmes lui envient. Ses prunelles sombres où la lumière luit sans cesse et qui, souvent, sont allées chercher les miennes dans les profondeurs où je me terrais.
Oh, et sa chute de reins… Cette cambrure irrésistible, mon point d’ancrage favori.
Non, je sais ! Son dos. Et surtout, le creux le long de sa colonne vertébrale. Ce fossé sensuel où j’aime à blottir mon regard quand il est étendu, comme maintenant.
Oui, voilà, c’est elle : la partie de son corps que je préfère. Je pose un doigt léger à la base de sa nuque et le laisse couler vers le bas de ce creux délicieux. Un frémissement accompagne la fin de ma descente : il craint les chatouilles au niveau des lombaires.
⸺ Debout, l’endormi, murmuré-je en me penchant pour déposer un baiser sur sa joue. Le petit déjeuner t’attend.
Il esquisse un geste. Trop tard. Sa main se referme sur le vide : je suis déjà partie.
Depuis la table du salon, je le regarde s’extirper du monde des songes en se frottant les yeux ; s’étirer, bâiller ; remettre son pantalon. Il enfile son tee-shirt tout en me rejoignant, m’embrasse sur le front, tire la chaise à côté de la mienne.
⸺ Tu as une petite mine, observe-t-il en décapitant un croissant. Tu as dormi, cette nuit ?
⸺ Une fois que tu m’as laissée tranquille, tu veux dire ?
⸺ Je ne t’ai pas entendue te plaindre.
Je souris derrière mon bol, mais n’ajoute rien.
⸺ Alors, comment c’était avec Bobby ?
En réalité, le psychiatre que je suis allée voir ce matin s’appelle Richard Cobi. Nous le surnommons Bobby depuis que la nervosité a fait fourcher ma langue au moment de prendre rendez-vous. Une bévue heureuse, en fin de compte, puisqu’elle nous permet d’évoquer une question sensible pour moi tout en feignant de ne pas la prendre totalement au sérieux.
⸺ Bizarre, assuré-je en m’emparant d’un pain au chocolat. Il ne parlait presque pas, il écoutait et se contentait de hocher la tête ou de marmonner « Très bien » de temps en temps. Ça me mettait plutôt mal à l’aise. Et encore, aujourd’hui on a juste fait un survol, on n’est même pas entrés dans le vif du sujet !
⸺ La séance dure combien de temps ?
⸺ Trente minutes.
⸺ Ça fait court, non ?
⸺ Au contraire ! J’ai trouvé ça super long.
⸺ C’est bien que tu y sois allée, en tout cas. Je suis fier de toi.
⸺ Ne t’avance pas trop. Attends que j’y sois retournée au moins une fois.