Dans certaines maisons, les éclosions se déroulent sous les yeux de tout le voisinage, mais dans mon foyer, on considère que c’est un événement intime, auquel seule la famille proche peut assister. Nous ne sommes donc que trois dans la pièce. Bientôt quatre.

Je pensais rester insensible en voyant la coquille se briser, mais j’avoue qu’un frisson m’a secouée de la crinière aux sabots quand j’ai entendu le premier craquement. Très vite, une étoile sombre se dessine à une des extrémités ; et elle s’étend, encore et encore, jusqu’à atteindre la base, tandis que le poulain – ou la pouliche – se débat comme un beau diable. Bien sûr, j’ai complètement oublié ma propre éclosion, mais je peux imaginer à quel point le petit être se sent compressé et à quel point il a hâte de voir le jour.

Bien malgré moi, je m’approche.

Bien malgré moi, je m’entends l’encourager, comme mes parents.

Un petit nez noir perce soudain la coquille ! J’ai le cœur qui bat, je ne parviens pas à détacher les yeux de ce beau spectacle. Continue, tu y es presque ! Le bébé pousse un petit hennissement aigu et secoue violemment la tête, élargissant l’ouverture qu’il vient de créer. L’œuf bascule sur le côté, arrachant un nouveau hennissement à son occupant, qui sort soudain une jambe noire, longue et fine comme un roseau, pour se stabiliser.

Le plus dur étant passé, Papa s’approche pour l’aider. Il attrape les bouts de coquille entre ses dents et tire pour les briser, tandis que le poulain tire une deuxième jambe de l’œuf. L’invité indésirable est dorénavant à moitié à l’air libre. Il est tout humide, avec de grands yeux clairs et une belle étoile blanche au front, bien nette sur sa robe couleur charbon. Grâce à Papa, on voit très vite apparaître les ailes à leur tour : elles sont ridiculement petites, mais ça n’a rien d’anormal sur un poulain de cet âge. Elles ne commenceront à pousser que dans deux ans. Déjà blanches, elles sont couvertes d’un duvet qui n’offre aucune portance au vent. Je me souviens qu’étant petite, je détestais mes ailes qui ne servaient à rien. Lui aussi connaîtra l’humiliation et le déplaisir d’être obligé de marcher, pendant trois ans, tandis que les adultes fendront les cieux au-dessus de sa tête !

— Et voilà, commente Papa, en dégageant les jambes arrière du poulain. Bienvenue parmi nous, petit bonhomme !