Le jeune prince songea qu’une femme si fragile ne pouvait être coupable. Scrutant son visage à la recherche d’une expression de peur, il n’en décela pas. La jeune femme sembla apaisée par sa présence et son enlacement. Le fils du roi, pendant une seconde, comprit que l’on puisse vouloir protéger quelqu’un. Tout comme l’avait fait sa mère. À la douceur de cette pensée gicla le sang de la prisonnière dont fut recouvert le visage du prince. Lui transperçant le crâne d’un mouvement vif, le Dragon d’Ekarlane essuya son épée. Le liquide sombre se déversa, bouillonnant, jaillissant d’un orifice morbide, explosant de ses teintes obscures sur les lèvres et les cheveux d’Aerin. L’héritier sentit cette chaleur sournoise et ruisselante lui glacer l’âme et engourdir ses membres. Affaiblissant progressivement son étreinte, le cadavre glissa le long de son corps à la façon d’un visqueux animal. Les yeux brillants, baignés du sang de la victime, il se tenait tout juste sur ses jambes quand il croisa le regard du roi. « Les jardins sont magnifiques aujourd’hui. Tu devrais les visiter. »

Face à Aerin apparut enfin le visage de celle qu’il attendait. Sa tête se trouvait là, posée sur la table. Devant le macabre tableau, la salle se teinta d’un silence mortuaire. Le prince ne bougea pas, son regard déchiré dans le néant morbide des yeux, ouverts et vitreux, d’un morceau putréfié de chair. Il ne parvint pas à détourner son attention de ce sinistre spectacle. À quelques centimètres seulement, la sculpture visqueuse et blafarde lui présentait un visage défiguré, dénaturé par l’acharnement bestial d’une lame assassine. Son estomac sembla se retourner et son cœur se fendre. Il porta enfin les yeux sur le gouffre béant d’une bouche écartée, déformée par une langue criblée de striures violettes qui s’étalait dans une mare de sang et de viscères, encerclant l’ignoble portrait suintant d’orifices inhumains.

— Il y a cinq cents longues années, déjà, commença le grand élane, une terrible malédiction s’est abattue sur le monde. Bien sûr, les dragons ont été vaincus. La force de l’héko, divisée par votre ancêtre, Edward Oxlom d’Ekarlane, fut une bénédiction. Néanmoins, de cet acte de bravoure a découlé un enchaînement d’événements désastreux.
— Les Ténèbres, poursuivit Lésrane Bel, se sont insidieusement introduites dans notre univers. Dans une première vague, elles traversèrent la brèche que les Cieux ont façonnée, par mégarde, lorsqu’ils voulurent reprendre la magie qu’ils avaient offerte à Reynald. Elles s’infiltrèrent dans les fragments de cristal, à travers le monde. Cet événement isolé aurait pu être contenu.
— Cependant, reprit Cuegham, les dieux ouvrirent une seconde brèche, bien plus large, lorsqu’ils enfreignirent les lois de la nature.
— Voulez-vous dire quand ils ont pris la vie de Reynald ? demanda Aerin.
— Parfaitement.
— Que sont les Ténèbres, exactement ?
— Pour faire simple, expliqua Liria, disons simplement qu’elles sont l’opposé de la force divine. C’est une puissance extraordinaire qui anime les pensées les plus sombres et possède la capacité de les introduire dans les esprits les plus purs. Nous l’appelons ainsi car, tout comme la nuit, elle trouble les sens, la raison, force l’imagination à sa plus grande noirceur. Elle est invisible, intangible et s’immisce en chaque chose.
— Avec la deuxième vague de Ténèbres qui déferla sur le monde, reprit le père, elle implanta sa source dans ce qui, comme elle, fut une aberration de la nature et de l’ordre des choses. Virdian Oxlom, enfant naturel de Reynald, qui n’aurait jamais dû voir le jour si le sacrifice n’avait pas été altéré par le fils d’Hector.
— L’enfant perdit une partie de son âme, reprit la reine. En effet, l’âme se constitue par la légitimité qu’ont celles de leurs parents. Avec la disparition complète de Reynald par l’intervention des dieux, seule la partie de la mère subsista. Les Ténèbres s’engouffrèrent alors au cœur de l’héritier d’Ekarlane, comblant la partie manquante.
— Depuis de nombreuses générations, poursuivit Juvra, les héritiers Oxlom n’ont qu’un pas à faire pour basculer vers cette partie d’eux.
Aerin fut surpris que ce soit son ami qui vienne compléter le récit, lui qui disait ne pas savoir comment raconter les choses avec exactitude.
— Ce changement s’opère, continua la reine, lorsque l’héritier fait appel à la magie pour des objectifs personnels. Pour son enrichissement, son envie de pouvoir, d’expansion. Toute avidité est alors poussée à son paroxysme. Une fois cette porte ouverte, les Ténèbres consument la partie de son cœur restée saine jusqu’alors. Il n’y a pas de retour en arrière possible.