La nuit régnait sans partage sur Laguna, peuplant les ruelles sombres de masques aux sourires figés et de sarabandes silencieuses. Des taches de lune pâle éclaboussaient les façades des palais repliés sur leurs secrets.
C’était une nuit comme Pierrot les aimait, une nuit avec un ciel immense qui peinait à contenir le fourmillement des étoiles, une nuit qui lui rappelait Mediolana. Au bout de la rue, dont il connaissait chaque pavé et chaque fissure, le campanile découpait sa silhouette ténébreuse au-dessus de la masse grouillante des toits. Par la fenêtre ouverte, le vent lui apportait l’odeur de la mer.
Oui, il aimait ces nuits au cours desquelles les souvenirs venaient lui tenir compagnie.
Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir son costume de scène blanc aux larges boutons noirs, sa calotte un peu trop grande, Son  visage  de plus en plus fardé à mesure que les rides l’envahissaient. Il revivait les triomphes que lui valaient  sa mélancolie et ses acrobaties savamment déguisées en maladresse. Il sentait comme autrefois l’odeur des chandelles, des  écuries et des arrière-cuisines qui voisinaient avec les scènes de fortune. Il revoyait les coulisses des grands théâtres et les tournées faméliques sur les chemins de misère.  
Il revivait le succès et l’oubli, les compagnons disparus et les amours éteintes venaient le visiter. Il ne regrettait pas la gloire enfuie. Le passé était depuis longtemps sa seule richesse.

Il regarda ses vieilles mains, la chambre austère où s’écaillait un crépi jaunâtre.  
Aucune horloge, aucun miroir, rien qui puisse lui rappeler la fuite du temps. Il sortit de sa rêverie et s’assit à la table de bois blanc, prit la bouteille et se servit un verre de vin. En regardant couler le liquide clair aux reflets dorés, il se rappela une auberge de campagne, un ami retouvé qu’il croyait perdu….
La plume attendait, posée près de l’encrier. Il feuilleta lentement le cahier épais. Ce serait le dernier. L’histoire se terminait. Un rayon de lune se posa sur la  page  blanche.