C’est d’abord le hennissement d’un cheval qui interrompit les caresses de Dorothée. Un hennissement puissant, sonore. Dorothée crut bien sûr à un rêve. Un cheval en banlieue, ça n’avait aucun sens. Je veux dire, un cheval en banlieue et au vingt-huitième étage d’une tour HLM, ça n’avait vraiment aucun sens. Debout dans sa baignoire, le corps et les cheveux enduits de mousse, Dorothée s’était tout de même figée sur place, guettant nerveusement un nouveau bruit. Le second hurlement finit d’évaporer ses doutes. C’était tout proche. Il y avait bien un cheval – ou une gigantesque sono imitant le hennissement du cheval – planté dans le couloir de l’immeuble. Étonnant. Un peu déboussolée, Dorothée saisit d’un geste hâtif la pomme de douche et entreprit de se rincer le corps en quatrième vitesse. L’eau chaude ruissela le long de ses courbes. Des courbes parfaites, au demeurant. Dorothée avait un corps de rêve, que ne gâchaient pas un visage adorablement dessiné et des tatouages si nombreux qu’on n’en pouvait compter le nombre. Fine, musclée, affutée. Une lutteuse hors pair. Une femme fatale, en somme. Mais quand, au beau milieu du rinçage de ce fabuleux physique, elle entendit exploser la porte de son appartement, Dorothée n’avait plus rien d’une femme fatale. Elle n’était plus qu’une petite chose, nue, sans défense, apeurée au fond de sa salle de bains. Les murs tremblèrent quelques instants. Des pas. Des bruits de sabots. Des placards que l’on ouvre. Les jappements étranglés de Puffy. Quelqu’un avait pénétré son logis.
— Bordel de merde ! murmura Dorothée pour elle-même. Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
Un regard nerveux autour d’elle. Rien pour la rassurer. Ses vêtements étaient restés dans la chambre. Elle se retrouvait donc nue face à de potentiels agresseurs. Tant pis, une serviette ferait l’affaire – elle attrapa celle qui reposait sur le radiateur et l’enroula autour de son bassin. Pour les armes, c’était pareil. Son sabre et ses poignards étaient désespérément exposés au salon, sur la petite commode en acajou, au-dessous du poster de Johnny. Quelle connerie ! Derrière la porte, ça bougeait toujours. Ça bougeait beaucoup, même. Il devait y avoir plusieurs personnes. Et Puffy qui n’en finissait pas de grogner, de japper, d’aboyer sur les intrus. Un brave petit chien. Hélas, parfaitement inoffensif. Dorothée entendit toutefois quelques jurons lâchés avec une voix d’homme dans un langage étrange. Le chien les énervait. Cela ne calmait pas Puffy, bien au contraire. Encore à moitié trempée, Dorothée s’approcha à pas de loup de la porte de la salle de bains. Elle voulut se pencher en avant pour coller son oreille à la cloison. C’était sans compter la brosse à cheveux posée en équilibre sur l’étagère de droite. Qu’elle heurta du coude et qu’elle fit tomber au sol. Le carrelage résonna longuement. Il résonna bruyamment. Dorothée fut parcourue par un long frisson et s’immobilisa. Même son souffle s’interrompit.
Au-dehors, tout s’arrêta. Les pas, le fracas des meubles, les jurons. Dorothée crut qu’elle allait mourir de peur. Elle était repérée. Même Puffy avait arrêté d’aboyer. Les secondes qui suivirent furent lourdes d’une indicible tension. À cet instant précis, Dorothée aurait tout donné pour disparaître. Pour avoir le pouvoir de se rendre minuscule et de courir jusqu’à la porte d’entrée. De courir pour s’échapper de ce piège. Bien sûr, elle n’avait rien de tout ça. Et c’est dans un formidable vacarme que la porte de la salle de bains fut soudain enfoncée, provoquant la panique de la jeune femme – elle recula de trois pas et se retrouva coincée contre la baignoire. Ils étaient là, face à elle.
Dorothée eut le temps d’apercevoir le salon. Tout était en vrac. Il y avait des chevaux, plantés là au milieu de la pièce. Des chevaux noirs aux yeux noirs. Et devant, trois hommes. Dorothée ne voyait clairement que le premier d’entre eux, qui avait pénétré d’abord dans la salle de bains et pointait maintenant une longue épée dans sa direction. Tous les trois arboraient des turbans parfaitement blancs. Le reste de leur corps était parfaitement noir. Leurs vêtements – de longues toges descendant aux chevilles et des sandales étrangement tissées – étaient sombres comme le jais. Leurs visages aussi étaient noirs – ou marrons, Dorothée ne faisait pas vraiment la différence. Dès l’abord, elle eut l’impression de voir débarquer trois émirs du Qatar. Ou trois rois-mages, peut-être. Des rois-mages très en colère en tout cas ; le regard du premier brigand en disait long sur son animosité et ses intentions. Dorothée fut frappée par la couleur de ses iris – un gris clair et intense. Elle fut fascinée par ce visage étrangement irréel. Tout cela ne pouvait pas être vrai. Ces gens sortaient tout droit du monde d’Ali Baba !
Quelques secondes passèrent. Dans la petite salle de bains de l’appartement, au vingt-huitième étage du HLM, le temps parut se figer. Les trois gaillards observaient Dorothée avec indifférence. Ils la détaillaient, mais ne paraissaient pas émus de la situation. Au fond d’elle, Dorothée se sentit un peu vexée. Une serviette rouge cachait toujours son bassin et sa poitrine, mais elle n’en demeurait pas moins nue en dessous. Le sillon de ses seins s’ouvrait sur un tatouage éloquent : deux pattes de chat montraient le chemin à suivre. Ses jambes interminables s’achevaient sur deux pieds adorablement taillés. Et malgré tout, ceux-là la regardaient comme un vulgaire meuble ! À vrai dire, seule l’araignée imprimée sur son épaule semblait les intéresser. Ils la fixaient tous les trois d’un œil mauvais.
— Femme ! Toi rester tranquille ! lâcha finalement l’homme à l’épée.
Un accent improbable. Un accent venu d’ailleurs. Perdue pour perdue, Dorothée ne voulut pas se laisser faire. Dans les rues de Dunkerque, on ne la connaissait pas pour sa diplomatie.
— Tu viens d’où, l’Arabe ? grogna-t-elle entre ses dents. C’est pas très fair-play de me prendre à trois pendant que je suis sous la douche… Attendez que je vous retrouve. Un par un, je vous ferai bouffer vos couilles. Parole !
Les intrus restèrent interdits face au mépris de leur proie. Dorothée eut même l’impression qu’ils ne l’avaient pas compris, puisque son premier interlocuteur continua son propos sans tenir compte des menaces.
— Nous ne te vouloir aucun mal. Le petit gros dégarni nous donner ton adresse. Nous trouver ce que nous voulions. Ça, c’est à nous ! Nous le prendre.
Comme il terminait sa phrase, l’homme au regard gris plongea sa main gauche dans les méandres de sa toge et en sortit un bout de tissu qu’il brandit en direction de Dorothée. Une longue étole bleu nuit. Dorothée plissa les yeux. Il lui fallut quelques instants pour reconnaître la djellaba qu’elle avait ramenée du Maroc l’été précédent. 800 dirhams. Plus un souvenir qu’un vêtement : elle ne l’avait jamais portée. C’est donc avec étonnement qu’elle accueillit les propos du brigand. Tout ça pour une djellaba ? Sans voix, elle lui jeta un regard perplexe.
— C’est… C’est une blague ? finit-elle par demander. Si c’est pour la télé, ça me fait pas rire du tout ! Faudra me rembourser tout le bordel que vous avez…
Dorothée fut arrêtée net par l’épée qui la menaçait, dont la pointe vint se poser délicatement contre sa gorge. L’homme au turban échappa un sourire énigmatique et porta un doigt à sa bouche. Le signe du silence. Il ordonnait à Dorothée de se taire.
— Adieu, femme. Oublie notre venue.
Dorothée était bouche bée. Sans plus de cérémonie, les trois intrus reculèrent comme un seul homme sans tourner le dos à la jeune femme. L’épée quitta la peau de Dorothée, qui se sentit immédiatement soulagée. Lorsqu’il fut sorti de la pièce, le premier brigand saisit la poignée de la porte et referma derrière lui. Avant de disparaître complètement, il adressa un dernier regard à la locataire des lieux. Un regard étrange, encore une fois. Un regard que Dorothée ne comprit pas.
La salle de bains à nouveau close, le brouhaha reprit de plus belle dans le salon. Dorothée entendit les chevaux se cabrer, elle entendit les sabots remuer le parquet. Dans un ultime hennissement, un vacarme sans nom fit trembler tout l’appartement. Des bruits sur le palier, dans les escaliers. Puis plus rien. Le silence. Complètement sonnée, Dorothée resta appuyée contre la baignoire pendant de longues minutes.
Quand ses tremblements eurent disparu, elle se décida enfin à inspecter le logis. Avec une infinie précaution, elle fit basculer la porte qui la séparait du salon.
L’horreur. La colère. Tout était retourné. Meubles, placards, canapé. Un champ de ruines. Et Puffy…